S E M I N A I R E

Sens et enjeux de la transition vers le capitalisme cognitif : une mise en perspective historique

dimanche 22 novembre 2009 par Carlo Vercellone

Cette grande crise de mutation traduirait l’épuisement même de la logique de développement du capitalisme issue de la première révolution industrielle

Sens et enjeux de la transition vers le capitalisme cognitif : une mise en perspective historique [1]

par Carlo Vercellone [2]

Papier présenté au séminaire

« Transformations du travail et crise de l’économie politique« 

Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonn , 12 octobre 2004.

Cet article s’interroge sur l’hypothèse selon laquelle l’instabilité productive et financière du capitalisme contemporain et sa difficulté à retrouver un sentier de croissance stabilisé sont dues à une crise de mutation majeure et dont l’épuisement du modèle fordiste n’aurait été que le point de départ. Cette grande crise de mutation traduirait l’épuisement même de la logique de développement du capitalisme issue de la première révolution industrielle. Elle correspondrait à la transition vers une « nouvelle phase du capitalisme « qualifiée de « capitalisme cognitif « . Par ce concept on désigne une transformation majeure du rapport salarial et des formes de la concurrence dans laquelle la connaissance se présente de plus en plus comme l’enjeu clé de la création de valeur et de l’accumulation du capital.

Cette hypothèse, dont l’élaboration reste au stade de programme de recherche, et non à celui d’une construction théorique achevée, a déjà donné lieu à un nombre important de publications et semble rencontrer désormais un certain écho aussi bien en France qu’à l’étranger. Il faut noter également que cette hypothèse a bien évidemment ses détracteurs, porteurs de critiques plus ou moins constructives. Malheureusement, ces critiques sont parfois construites sur des lectures hâtives ou de deuxième main. Il en a résulté une série de malentendus et d’interprétations simplificatrices qui ôtent à l’hypothèse du capitalisme cognitif sa spécificité et son contenu critique, en l’assimilant à une variante des analyses de la « nouvelle économie « des NTIC ou aux approches d’inspiration néo-classique portant sur l’économie de la connaissance.

Il importe donc de rappeler que la spécificité de l’hypothèse du capitalisme cognitif tient tout autant au rejet du déterminisme technologique qu’à celui d’une approche réductrice restreignant le domaine de l’économie de la connaissance aux activités délibérées de production de savoir. Elle concerne aussi la critique d’une approche de l’économie de la connaissance qui fait abstraction de l’histoire et de la transformation des rapports sociaux et qui finit par appréhender le savoir comme un facteur de production indépendant du capital et du travail.

La plupart des approches relatives à l’économie de la connaissance sont en fait caractérisées par une vision a-historique, positiviste et non conflictuelle de la science et de la technologie. Elle conduit à effacer les contradictions sociales, éthiques et culturelles que le développement de l’économie du savoir engendre. Aussi l’une des originalités de l’approche en termes de capitalisme cognitif se trouve-t-elle justement dans le choix d’une méthode mettant l’accent sur l’historicité des économies. Elle cerne la problématique de la connaissance dans sa dimension sociale et collective. Il en résulte une grille de lecture qui renoue avec le rôle structurant des transformations de la division du travail et qui met l’accent sur les conflits de savoir et de pouvoir qui vont de pair avec le développement d’une économie fondée sur la connaissance. Il s’agit, d’une certaine manière, d’un retour à la problématique qui, avec les pères fondateurs de l’économie politique, et notamment Smith, avait été au coeur de l’analyse de l’avènement du capitalisme industriel et du questionnement sur l’origine et les causes de la richesse des nations. Dans cette optique, l’une des dimensions essentielles de la mutation du capitalisme impulsée par la crise sociale du fordisme se trouve dans les conflits qui ont conduit à la formation d’une intellectualité diffuse et vers une nouvelle prépondérance qualitative des savoirs du travail vivant sur les savoirs incorporés au capital et à l’organisation des firmes. Cette grille de lecture, centrée sur le rôle moteur des transformations de la division capitaliste du travail, est ainsi renouvelée et permet de s’interroger, cette fois-ci, sur l’hypothèse d’un « crépuscule « du capitalisme industriel.

Il s’agit d’interpréter à ce prisme le sens de deux évolutions principales (et contradictoires) du capitalisme contemporain : l’essor d’une économie fondée sur la diffusion et le rôle moteur du savoir d’une part, et le développement d’une logique d’accumulation reposant sur la captation de rentes financières et monopolistes, notamment au moyen d’un processus de privatisation des savoirs et du vivant, d’autre part.

Dans cette démarche, cet article s’articulera en trois parties.

La première partie sera consacrée à rappeler le questionnement à l’origine de la formulation du programme de recherche autour de l’hypothèse du capitalisme cognitif et la manière dont celui, loin de s’opposer, se propose de combler les insuffisances d’une approche faisant de la finance l’acteur autonome et principal de l’ensemble des mutations actuelles du capitalisme.

La deuxième comprendra des éléments théoriques et méthodologiques qui permettent de mieux comprendre le sens de l’hypothèse du capitalisme cognitif. Nous mettrons au clair deux dimensions essentielles : la première a trait à la spécificité de notre grille de lecture par rapport à d’autres interprétations qui, elles, font référence aux concepts de révolution informationnelle, d’économie de la connaissance ou encore d’économie fondée sur le savoir ; la deuxième, concerne les fondements marxiens de la méthode d’analyse et des catégories intermédiaires par lesquelles l’approche en termes de capitalisme cognitif aboutit à une construction théorique du temps historique.

La troisième partie enfin, sera dédiée à resituer dans la dynamique longue du capitalisme le sens et les enjeux de la mutation actuelle du capitalisme. Il y sera proposée une périodisation fondée sur l’identification de trois « systèmes historiques d’accumulation «  : le capitalisme mercantiliste, le capitalisme industriel, puis le capitalisme cognitif. Il s’agira notamment de montrer, à l’aide de quelques faits stylisés, les ruptures principales qui caractérisent la crise du capitalisme industriel et la transition vers le capitalisme cognitif. Il sera également question de mettre en exergue la nature « nouvelle « des antagonismes et des contradictions qui caractérisent l’essor du capitalisme cognitif.

I : L’origine du programme de recherche autour de l’hypothèse du capitalisme cognitif : questions de méthode et hypothèses de lecture

Le programme de recherche autour du capitalisme cognitif naît du constat d’une crise qui se prolonge depuis trente ans et qui a démenti tous les scénarios d’une recomposition neo-fordiste ou post-fordiste de la régulation du capitalisme.

Pour identifier les éléments de nouveauté propres au mouvement actuel, il convient au préalable de rappeler à grands traits la logique des restructurations du capitalisme qui, jusqu’à la crise du fordisme, a caractérisé la dynamique longue du capitalisme industriel.

Dans le capitalisme issu de la première révolution industrielle et qui a trouvé dans le fordisme une sorte d’aboutissement historique, les rythmes économiques et sociaux étaient scandés, durant des périodes relativement brèves, par des processus de restructuration correspondant à la mise en place de paradigmes techno-productifs successifs. Ces phases de restructuration intense, impulsées par une dialectique complexe conflits/innovations (Dockès et Rosier, 1983, 1988), ont été le propre des « grandes crises de mutation « du capitalisme : une « grappe « d’innovations techniques, organisationnelles et institutionnelles radicales, était suivie par des périodes relativement longues de consolidation d’un modèle productif s’inscrivant dans un régime de croissance stabilisé. Certes cette grille de lecture est très schématique, mais sa valeur heuristique est validée par de multiples travaux portant sur la dynamique historique du capitalisme, qu’ils soient issus de la théorie de la régulation, des analyses néo-schumpetériennes ou encore de la vision en termes d’ondes longues à la Kondratiev.

Avec la crise du fordisme, on a cru de prime abord se trouver face à la réédition de cette dynamique conflits-innovation-restructuration du capital. Les chercheurs comme les gestionnaires se sont lancés à la recherche du nouveau modèle industriel susceptible de remplacer celui de la production de masse en crise. Cette recherche alimenta l’essentiel du débat sur la production de masse flexible et le modèle japonais qui a accompagné la première vague de restructuration des années 1970-80.

Cependant, le modèle japonais n’a pas fait long feu. Le débat s’est alors déplacé sur les « mythes de la nouvelle économie « des technologies de l’information et de la communication (TIC) et sur l’émergence d’un capitalisme patrimonial où la socialisation de la propriété du capital, grâce au développement de l’épargne salariale, aurait dû constituer le socle d’un nouveau compromis entre travail et capital se substituant au compromis salarial de la période fordiste.

Last but not least, l’effondrement de la bulle spéculative sur laquelle a reposé le miracle de la « nouvelle économie « et l’annonce de la mise en place d’un régime de croissance tiré par la finance remet une fois de plus à l’ordre du jour la question de la nature du mode de développement en devenir. Il conduit également à porter de nouveau l’attention sur les transformations de l’organisation du travail et des modèles productifs. Qui plus est, ce que nous pourrions qualifier, par un jeu de mots, de « mouvement de restructuration structurel et continu « semble prendre la relève de la dynamique propre au capitalisme industriel, marquée par l’alternance de périodes brèves d’innovations radicales et de périodes plus longues d’innovations incrémentales.

Pour développer une intuition féconde de Fernand Braudel, nous avons là une des manifestations de l’épuisement du rythme typique des Kondratiev (propre au capitalisme industriel), mais aussi d’une crise de mutation qui se poursuit sans parvenir à définir les contours d’un « nouveau mode de développement stabilisé «  : tout se passe comme si cette crise devenait en elle-même une sorte de norme de l’horizon économique contemporain, un mode de régulation s’imposant sous les semblants d’une contrainte objective. Et ce alors que la montée du chômage et des formes dites atypiques et précaires d’emploi ébranle le modèle du plein emploi fordiste et le système de protection sociale assis sur la norme du contrat de travail à durée indéterminée, la vie durant.

I.1. L’hypothèse insuffisante du capitalisme financier

Pour interpréter l’instabilité de la conjoncture historique actuelle, une première grille de lecture est proposée par les tenants de la thèse du capitalisme financier. Le capitalisme actionnarial aurait remplacé le capitalisme managérial et productif de l’époque fordiste en imposant ses normes de rendement aux entreprises. Il en résulterait un processus continuel de restructuration et de nouvelles formes de gouvernance dont le but essentiel serait la maximisation de la valeur pour les actionnaires. La logique de court terme et les comportements mimétiques en vigueur sur les marchés financiers s’affirmeraient au détriment d’une logique de gestion soucieuse du long terme et de l’emploi.

Aussi, selon Hoang-Ngoc et Tinel (2003) la finance aurait-elle joué un rôle premier et en grande partie exogène au rapport salarial dans les changements institutionnels de ces deux dernières décennies. Il en résulte que « d’un point de vue positif, l’hypothèse de la crise du fordisme est peut-être à relativiser. Le coeur des mutations propres aux vingt dernières années se situe moins dans le rapport salarial que dans le rapport financier où les actionnaires ont durci leurs normes de contrôle résiduel « (ibidem, p. 4). En somme, c’est un changement des rapports de forces internes aux différentes fractions du capital et du capital financier avec l’Etat qui aurait induit, « dans un deuxième temps seulement, la redéfinition des normes dans les rapports salarial « (ibidem), et ce dans un contexte de continuité substantielle par rapport aux formes fordistes -industrielles de la division du travail et de la soumission du travail au capital.

Ce type d’argumentation nous laisse largement insatisfait et contient de plus deux risques majeurs :

celui de négliger la nouveauté substantielle de l’actuel processus de financiarisation, en le reconduisant, comme le fait par exemple Arrighi (1994), dans une schéma historique de récurrence de phases d’accumulation à dominante financière ;

celui de reléguer au deuxième plan le rapport antagoniste capital/travail à l’avantage d’une vision de l’histoire mettant l’accent, dans la dynamique longue du capitalisme, sur la primauté d’un autre type de contraste : le contraste perpétuel entre la logique universelle d’expansion du capital argent, d’une part et les limites que les pouvoirs politiques des Etats tendent à lui imposer, d’autre part [3]. Dans cette optique, la phase historique actuelle correspondrait alors à un nouveau basculement historique dans le rapport conflictuel entre le pouvoir des Etats et la tendance de la sphère financière à échapper à toute réglementation.

Finalement, de cette analyse, il résulte que l’enjeu essentiel pour un processus de sortie de crise serait de re-réglementer les marchés financiers en rétablissant, dans le même mouvement, le pouvoir régulateur des Etats et les piliers institutionnels d’une régulation fordiste du rapport salarial

Cette interprétation tend à surestimer la dimension antagonique du rapport Etat/marchés, en négligeant la manière dont le pouvoir politique des Etats a souvent été le protagoniste du processus de déréglementation et des réformes institutionnelles à l’origine de la montée en puissance de la finance de marché et du capitalisme actionnarial. Elle tend aussi et surtout à évacuer les relations complexes qui, sous l’impulsion de la crise du rapport salarial fordiste, ont conduit à des mutations structurelles de la division du travail et des mécanismes de valorisation du capital. En fait, si la logique de la finance est en partie l’expression d’un pouvoir autonome et structurant, son essor est, aussi et surtout le résultat de la crise du modèle d’organisation fordiste.

La financiarisation traduit aussi la tentative du capital de s’adapter aux mutations qui affectent les fondements les plus essentiels de l’efficacité économique et de la valeur sur lesquels le capitalisme industriel a reposé. L’essor de la finance ne peut pas être pensée sans le rapprocher de la crise des modalités industrielles d’extraction de la plus-value. Il n’est pas seulement la cause, mais également la conséquence de la crise du rapport salarial fordiste et de la montée de l’immatériel et du contenu intellectuel du travail. C’est dans ce cadre que doit être interprété le processus de financiarisation de l’économie sans le réduire, comme c’est parfois le cas, à un simple renversement du rapport de force interne entre deux fractions du capital : le capitalisme actionnarial, dont la logique de court terme, aurait imposé ses normes et remplacé le « bon vieux « capitalisme managérial de l’époque fordiste soucieux de la production et de l’emploi.

Les transformations de la division du travail, le rôle nouveau des actifs dits immatériels et la montée en puissance de la finance sont des aspects interdépendants des actuels processus de restructuration que connaît le capitalisme. C’est cette interdépendance que l’hypothèse du capitalisme cognitif se propose d’explorer, en restituant la primauté à une analyse fondée sur le rôle moteur du rapport capital/travail.

Dans cette optique, quatre faits majeurs concernant la généalogie et la logique de développement de la financiarisation peuvent être invoqués :

Le rôle de plus en plus central attribué à la finance par nombre de grands groupes industriels débute au moment de la vague de conflits des années soixante-dix. Il va significativement de pair avec deux autres volets relatifs aux premiers processus de restructuration : l’automatisation et la décentralisation productive [4]. Nous avons là, comme le note Revelli (1988), le point de départ d’une transformation structurelle qui marque l’évolution vers une vocation financière de plus en plus prononcée du capital industriel. Le capital prend ainsi, en privilégiant la forme argent par rapport à celle du capital fixe, sa dimension abstraite et éminemment flexible et mobile, en opposition à la rigidité de la force de travail et à la conflictualité endémique qui, à cette époque, paralyse les firmes fordistes. Le processus d’accumulation s’efforce ainsi à se rendre, en partie du moins, indépendant du procès de travail concret et du « pouvoir« des salariés dans les entreprises. Cette stratégie va s’accentuer avec la montée du rôle du travail intellectuel et immatériel ;

la diffusion du savoir, fondement d’une nouvelle qualité intellectuelle de la force de travail, fait en sorte que la captation du surplus ne peut plus s’opérer par les formes traditionnelles de mise au travail propres à la grande entreprise fordiste. C’est aussi pourquoi le capital tend à se désengager des formes directes de contrôle de la production pour privilégier des mécanismes de captation plus indirects, de type marchand et financier. C’est ce que montre la montée en puissance de la finance mais aussi le passage du modèle de la grande concentration productive de main-d’oeuvre au modèle de l’entreprise réseau, selon des modalités qui peuvent parfois faire songer à un retour du putting-out system

La montée des actifs immatériels et de l’intellectuel pose de redoutables problèmes d’évaluation « du rapport entre coûts, performance et valeur « . Ainsi le rôle moteur des connaissances et leur renouvellement rapide contribuent à expliquer la financiarisation comme modalité essentielle d’évaluation et d’organisation de la mobilité des ressources dans un contexte où « on passe en quelque sorte d’une efficacité d’entreprise à une efficacité de système « (voir Veltz, 2000, chapitre 6). Toutefois comme l’observe Halary (2004), la tentative du capital financier d’expliquer le goodwill ou survaleur par l’existence d’actifs immatériels non spécifiés, est prisonnière d’un raisonnement circulaire qui ne permet pas de lever l’indétermination de la valeur de ces actifs. Nous avons là une difficulté quasiment insurmontable qui exprime une contradiction de plus en plus aiguë entre le double caractère (valeur d’usage/valeur d’échange) de la marchandise et de la force travail. Cette contradiction, comme l’indique toujours avec lucidité Halary, s’exprime à deux niveaux essentiels :

— pour un grand nombre de produits immatériels ou intensifs en connaissances leurs conversions en valeurs d’échange rapportant un profit est hautement problématique ;

— plus fondamentalement encore, la force de travail n’est pas une marchandise comme les autres : elle est non seulement irréductible à une « capital humain « appropriable par les firmes, mais sa valeur d’usage, c’est-à-dire la mobilisation effective du travail et des savoirs des travailleurs, se trouve soumise à une incertitude structurelle.

La bulle spéculative qui a nourri la croissance américaine de la deuxième moitié des années 1990, comme l’ont montré Orsi et Coriat (2003), a reposé sur deux innovations institutionnelles majeures. La conjonction d’un nouveau régime de propriété intellectuelle (fondé sur un formidable renforcement et extension des brevets et la privatisation de la science ouverte) et d’une innovation financière, fondée, elle, sur le capital immatériel. Elle a permis d’introduire sur les marchés financiers « des centaines de firmes nouvelles déficitaires, mais jugées au vu de leurs actifs intangibles à haut potentiel « . Cette configuration, en dépit de ses effets pervers sur la dynamique de l’innovation, et quoique fortement instable et difficilement soutenable, risque pourtant de s’étendre à l’échelle internationale comme le montrent les tentatives d’imposer ces innovations institutionnelles dans le cadre des cycles de négociations au sein de l’OMC. Celles-ci constituent en fait les piliers d’une refonte de l’accumulation du capital dont l’un des traits essentiels est la captation de l’économie du savoir au moyen et au profit du financier et de la généralisation d’une économie de rente.

Finalement, la financiarisation de l’économie, tout en constituant l’un des traits saillants de la mutation actuelle du capitalisme, ne peut pas être appréhendée, selon nous, en la dissociant des transformations radicales qui, au coeur même de la division du travail, ont affecté la nature du rapport capital-travail et les conditions de la valorisation du capital [5].

La même remarque s’applique aux politiques de flexibilisation et de précarisation du rapport salarial : elles ne sont pas le simple effet d’une initiative du capital financier qui aurait remis en cause les termes du compromis fordiste entre management et salariés structuré autour de la formule : « aux gestionnaires le choix concernant les méthodes de production, aux salariés une part « des dividendes du progrès« , c’est-à-dire des gains de productivité ainsi obtenus « (Boyer, 1986b, p. 15). Elles sont aussi et surtout la réponse que le capital, dans l’unité de ses différentes expressions, a porté aux conflits qui ont déterminé la rupture de ce « compromis « et conduit à l’affirmation d’une nouvelle prépondérance qualitative des connaissances vivantes incorporées au travail par rapport aux savoirs formalisés incorporés au capital et à l’organisation des firmes. En ce sens, la crise de la régulation du rapport salarial fordiste a une portée plus profonde et structurelle qu’il serait illusoire de vouloir brider par une simple re-réglementation des marchés financiers redonnant la primauté au capitalisme managérial.

I.2. L’hypothèse d’un niveau supérieur de grande crise et de la transition vers une nouvelle étape du capitalisme

L’instabilité productive et financière du capitalisme contemporain et sa difficulté à retrouver un sentier de croissance stabilisé, résultent d’une crise de mutation majeure du capitalisme dont l’épuisement du modèle fordiste n’aurait été que le point de départ.

Les caractéristiques du nouveau modèle d’accumulation en voie d’émergence se définissent en rupture par rapport aux certains invariants fondamentaux du capitalisme industriel [6]. En d’autres termes, la crise du modèle fordiste a correspondu à l’ouverture d’un niveau supérieur de grande crise par rapport au concept régulationniste de crise de mode de développement. L’enjeu de la mutation actuelle ne se trouve pas dans la simple mise en place d’un mode de régulation et d’un régime d’accumulation post-fordistes, poursuivant sur de bases nouvelles la même logique de développement industriel.

Cette problématique permet de mieux cerner l’interrogation qui résume en quelque sorte le point de départ du programme de recherche autour de l’hypothèse du capitalisme : Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ? Ou de manière plus explicite : les pays d’ancienne industrialisation seraient-ils engagés dans la transition vers une configuration originale du capitalisme, qualifiée de capitalisme cognitif , pour désigner justement le rôle nouveau que la connaissance jouerait dans le rapport capital-travail et dans les mécanismes de valorisation du capital ?

Selon les chercheurs d’Isys-Matisse (2001), la réponse à cette question est plutôt oui, même si cette transition est loin d’être achevé et se heurte, peut-être, à des limites structurels qui tiennent pour partie aux difficultés que le capital rencontre en sa tentative de transformer en marchandises les biens connaissances (Gorz, 2003).

A la suite de la crise du fordisme, les économies des pays capitalistes dits avances seraient confronté à une métamorphose majeure des formes d’accumulation et de la division du travail, une métamorphose dont l’importance est comparable à celle qui entre le XVIII et le XIX siècle nous a mené du capitalisme mercantiliste au capitalisme industriel. Nous sommes donc face à une problématique de sortie de crise bien plus complexe que celle, qui, depuis la première révolution industrielle, a conduit à la succession puis à la crise de différents mode de développement fondés sur l’articulation d’un mode de régulation et d’un régime d’accumulation spécifiques à la dynamique du capitalisme industriel. En ce sens, le capitalisme cognitif se présenterait comme la tentative d’une sortie de la crise du capitalisme industriel lui-même

II : Ce que le capitalisme cognitif n’est pas ... et ce qu’il est.

Cette problématique explique l’importance cruciale que, à nos yeux, revêt, à côté de la financiarisation, l’analyse des mutations structurelles concernant la division du travail, les modèles productifs, l’innovation, les droits de propriété intellectuelle (DPI) et, de manière plus générale, le rôle inédit joué par la connaissance dans le « nouveau capitalisme « . Aussi le programme de recherche autour de l’hypothèse du capitalisme cognitif investi-il sans doute un champ d’analyse proche de celui au coeur de la floraison récente de travaux qui, eux, ont mis l’accent sur le rôle clé de la connaissance et sur les effets de la révolution informationnelle. C’est pourquoi une revue critique de ces approches est nécessaire pour mieux comprendre les raisons qui nous ont conduit à privilégier le concept de « capitalisme cognitif « en tant que « catégorie intermédiaire « la plus apte à rendre compte de la place nouvelle du savoir et de l’immatériel dans le capitalisme contemporain.

II.1. « New-Economy « , révolution informationnelle, économie de la connaissance, économie fondée sur le savoir, capitalisme cognitif : les mots et les choses

i) Capitalisme cognitif, New-Economy et révolution informationnelle

Le concept de capitalisme cognitif ne doit pas être confondu avec un mode de croissance entraîné par les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Plus encore, l’élaboration du concept de capitalisme cognitif trouve l’un de ses points de départ dans une critique radicale des « mythes « des théoriciens de la New-Economy. Selon ces derniers une révolution technologique exogène, la révolution informationnelle, serait venue bouleverser le fonctionnement du capitalisme industriel, en ouvrant la voie à un nouveau mode de développement, post-industriel. B. Paulré (1999) avait par ailleurs montré, avant même les désillusions liées à l’effondrement du Nasdaq, les dimensions utopiques et idéologiques de cette approche, tout en mettant en exergue deux limites principales affectant ses fondements épistémologiques :

l’opération de « naturalisation « par laquelle l’information, assimilée et/ou réduite aux investissements en NTIC, est traitée comme un facteur de production et un bien marchand ;

l’adhésion au principe du déterminisme technologique selon lequel le mouvement de l’économie et de la société serait impulsée presque de l’extérieur par une grappe d’innovations modifiant le système technique et le mode de travail et de consommation.

La thèse de Freeman et Perez (1986) et celle de Castells (1998) sur l’avènement de la société informationnelle, ont indiscutablement un caractère beaucoup moins caricatural que celles du triomphe de la New-Economy. Toutefois, elles partagent avec ces dernières le penchant pour un certain déterminisme et optimisme technologique. Cette tendance va de pair avec l’incapacité à opérer une distinction claire entre le concept d’information et celui de connaissance, cette dernière reposant sur une capacité cognitive d’interprétation et de mobilisation de l’information qui en tant que telle demeure autrement une ressource stérile.

Dans la l’élaboration de l’hypothèse du capitalisme cognitif, le renversement de cette démarche s’exprime à travers au moins trois divergences essentielles concernant la lecture des transformation du capitalisme contemporain :

la première consiste en l’affirmation selon laquelle la formation d’une intellectualité diffuse a joué un rôle premier par rapport à celui des NTIC : le rôle des NTIC n’aurait été que le support technologique qui a favorisé et accéléré dans un deuxième temps une dynamique de diffusion des savoirs qui en a été le préalable ;

La deuxième a trait à la distinction nécessaire entre information et connaissance. Il importe de souligner que les TIC ne peuvent s’accumuler et s’activer que sur la base d’un savoir vivant capable de les mobiliser. De ce point de vue, nous rejoignons les conclusions de Boyer (2002), pour qui « l’économie de l’information peut favoriser l’économie de la connaissance, mais ce n’est pas une propriété mécanique de la première de déboucher sur la seconde « (p. 99) car c’est la connaissance qui gouverne le traitement de l’information ;

la troisième divergence porte sur la mise en évidence du rôle profondément ambivalent des NTIC (Vercellone, 2003c, Lebert et Vercellone, 2004) :

— d’une part, dans une économie basée sur une intellectualité diffuse, l’usage des NTIC favorise des formes de coopération horizontales et non marchandes qui dans de nombreux domaines mettent en échec la protection du copyright et des licences (Clement, 2003) [7]. Leur efficacité est témoignée par le fait que le modèle Linux, par exemple, est souvent présenté comme le concurrent le plus sérieux au monopole de Windows et l’archétype d’une organisation alternative tant à l’entreprise qu’au marché comme formes dominantes de coordination. L’ordinateur, comme le souligne Gorz (2003) se présente, du moins en puissance, comme un « outil universel, universellement accessible par lequel tous les savoirs et toutes les activités peuvent en principe être mis en commun « (ibidem, p 21). En ce sens, l’effritement des frontières entre production et consommation pourrait aller de pair avec une sorte de réappropriation collective des moyens de production, dans la mesure où ceux-ci correspondent aux cerveaux des hommes mis en réseau au moyen des NTIC (Hardt et Negri, 2001)

— d’autre part, elles peuvent se révéler aussi comme un puissant instrument au service de la poursuite d’une voie néo-tayloriste de rationalisation de la production étendant, y compris à certaines sphères du travail intellectuel, une logique d’obtention des gains de productivité fondée sur la décomposition des tâches et la recherche d’économie de temps.

ii) Capitalisme cognitif, économie de la connaissance et économie fondée sur la connaissance (EFC)

L’attention croissante portée par les économistes à la place de la connaissance constitue sans doute un signe de la nouvelle conjoncture théorique et historique liée à la transition vers le capitalisme cognitif. Cependant, force est de constater, que la « notion d’économie fondée sur le savoir (EFS) est encore mal définie et prise dans le bruit et la fureur de l’histoire, il est difficile d’en faire une analyse cohérente « (Guellec, 2002, p.131).

A l’origine de ce constat se trouvent selon nous plusieurs difficultés théoriques présentes dans la plupart des approches s’interrogeant sur le rôle du savoir et de l’immatériel dans le fonctionnement de l’économie :

la première difficulté tient à la tendance à aborder la question du savoir à partir de modèles théoriques généraux, valables en tout temps et en tout lieu et fondés sur la séparation entre le domaine de l’économique et celui des rapports. Cette tendance à forger des lois universelles de fonctionnement de l’économie demeure, à des degrés divers, le trait commun à nombre d’approches néo-classiques s’inspirant des théories du capital humain et de la croissance endogène (p.ex., Becker et Murphy, 1992 ; Lucas, 1988 ; Romer, 1990). Dans cette démarche, la connaissance et l’immatériel sont abordés dans un cadre d’analyse qui tend « à rejeter l’existence d’une historicité dans la dynamique des économies « (CGP, 2002, p. 23) [8]. En somme, pour cette approche, comme le revendique Howitt (1996), la nouveauté ne résiderait pas dans l’émergence historique d’une économie fondée sur la connaissance (EFC [9]). Elle se trouverait exclusivement dans la formation d’une économie de la connaissance, à savoir d’une sous-discipline de la science économique spécialisée dans l’étude de la production délibérée de connaissances et faisant de celle-ci un nouveau facteur de production. Nous avons là l’un des paradoxes majeurs auxquels nous a habitué la science économique, dans sa vocation à définir un modèle unique de fonctionnement de l’économie : le théoricien semble ignorer ou négliger l’importance des changements structurels sous-jacents qui justifient pourtant l’attention croissante qu’il porte à un nouveau champs de recherche, en l’occurrence la question de la connaissance.

la deuxième difficulté qui caractérise autant les travaux sur l’économie du savoir de l’OCDE que les nouvelles théories néo-classiques de la croissance endogène, tient à la manière dont ces approches traitent la connaissance exclusivement (et à priori) comme une marchandise ou comme un bien collectif dont la régulation doit être conçue en fonction de l’expansion de la seule sphère productive considérée comme créatrice de richesses : la sphère marchande. La thèse selon laquelle la recherche du profit et du gain individuel constituerait le facteur principal d’incitation à la recherche et de l’innovation a pour origine une conception réductrice de la production du savoir lue comme un phénomène isolé et sans rapport avec le tissu social et les connaissances préalablement accumulées par la société. Elle suppose un système de recherche et d’innovation entièrement privé et marchand dans lequel le savoir ne serait destiné à remplir que trois fonctions essentielles : celles d’une marchandise pouvant être vendue, d’un capital immatériel livrant un avantage compétitif, et d’un instrument de contrôle et de verrouillage du marché.

En somme, pour ces approches veut encore l’ancien adage selon lequel « l’économie est la science des valeurs marchands «  : n’a de valeur que ce qui a un prix, peu importe si cela résulte de la rareté intrinsèque d’un bien ou de la création d’une rareté artificielle que l’on s’empressera de justifier, comme dans le cas d’un brevet, comme une incitation indispensable à la production de connaissances. Le fameux dilemme au coeur de l’économie de la connaissance, « entre l’objectif d’assurer à l’échelle de la société un usage efficient de la connaissance, une fois celle-ci produite et l’objectif de fournir une motivation idéale au producteur privée « (CGP, 2002, p. 20), en cache un autre, le plus souvent inavoué : de quelle manière concilier le caractère social de la production et de la circulation de connaissances (condition de son caractère cumulatif) et l’objectif de l’appropriation privée des fruits de cette coopération sociale ? Cette remarque est d’autant plus pertinente que le caractère incitatif des brevets pour stimuler la production des connaissances est plus que discutable et que l’actuel renforcement du système de DPI se révèle être le plus souvent un mécanisme de freinage de l’innovation et de la dimension cumulative liée à l’économie de la connaissance (cf. infra, troisième partie).

la troisième difficulté tient à la vision réductrice du rôle nouveau de la connaissance et de l’immatériel à la base de la plupart des interprétations en termes d’émergence d’une EFC. Certes, ces approches ont le grand intérêt d’introduire l’idée d’une discontinuité historique. Cependant l’origine d’une EFC est expliquée essentiellement comme un changement dans l’ampleur du phénomène, une sorte de passage hégélien de la quantité à la qualité. Cette accélération de l’histoire serait le produit de la rencontre, voire du « choc « , entre deux facteurs : une tendance longue à la hausse relative de la part du capital dit intangible (éducation, formation, R&D, santé) d’une part [10], le bouleversement dans les conditions de reproduction et de transmission de la connaissance et de l’information résultant de la « diffusion spectaculaire « des NTIC, d’autre part (Foray, 2000 ; Foray et Lundvall, 1997).

Cette dernière vision inclut sans doute une parte de vérité, mais contient deux risques majeurs.

Le premier, commun aux théories de la New-Economy et de la société informationnelle, est celui du déterminisme technologique. Il octroie aux technologies de l’information et de la communication un rôle moteur dans le passage à la « production de masse des connaissances et de biens immatériels « , selon un schéma mécaniciste semblable aux approches qui, selon Thompson (1988) ont fait de l’invention de la machine à vapeur le vecteur de la première révolution industrielle conduisant à la formation de la classe ouvrière et à la production de masse de bien matériels.

Le deuxième risque tient au réductionnisme historique d’une approche qui, tout en se proposant de définir la notion d’EFC comme « catégorie de l’économie historique de la croissance « se borne à la caractériser par le simple accent mis sur l’amplitude du phénomène connaissance dans l’économie. La plupart des approches de l’EFC sont en fait caractérisés par une vision positiviste et non conflictuelle de la science et de la technologique qui conduit à effacer les contradictions sociales, éthiques et culturelles que le développement d’une EFC engendre. De cette sorte, forte est la tendance à traiter la production des connaissances et le progrès technique en faisant abstraction des rapports sociaux et des conflits qui ont marqué toute l’histoire du capitalisme autour, pour le dire avec Marx, de la question cruciale de la maîtrise « des puissances intellectuelles de la production « . Il est symptomatique à cet égard le mode dominant de traiter la connaissance comme un objet spécifique et « désincarné par rapport aux acteurs « . La connaissance est ainsi appréhendée comme un facteur de production indépendant, dont la spécificité consisterait en ce que la connaissance, à la différence de ce qui se passe avec les facteurs « physiques « capital et travail, échapperait à la logique des rendements décroissants.

A l’inverse, dans l’approche en termes de capitalisme cognitif, la connaissance ne peut être ni érigée en un facteur de production supplémentaire (indépendant du capital et du travail,) ni assimilée à du capital (comme dans la théorie du capital humain). Le savoir et l’éducation ne sont pas autre chose que des moyens d’expression et de création du travail, des conditions subjectives de la production caractérisant la valeur d’usage de la force de travail (Herrera et Vercellone, 2003).

Finalement, la limite méthodologique majeure des approches en termes d’EFC est d’oublier que la nouveauté de la conjoncture historique actuelle ne consiste pas dans la simple mise en place d’une EFC, mais dans une EFC soumise et encadrée par les formes institutionnelles régissant l’accumulation du capital. C’est de cet oubli que résulte, selon nous, à la fois la difficulté à définir avec précision la notion économie fondée sur le savoir et le sens et les enjeux de cette transition.

C’est pour préciser le sens de la mutation actuelle que le concept de « capitalisme cognitif « (CAPITALISME + COGNITIF), a été forgé en mettant en exergue la dimension historique et la dialectique conflictuelle entre les deux termes :

le terme capitalisme désigne la permanence, dans le changement, des invariants fondamentaux du système capitaliste ; en particulier le rôle moteur du profit et le rapport salarial ou plus précisément les différentes formes de travail dépendant sur lesquelles repose l’extraction du surplus ;

le terme cognitif, quant à lui, met en évidence la nature nouvelle du travail, des sources de la valeur et des formes de propriété sur lesquelles s’appuie l’accumulation du capital et les contradictions qu’elle engendre.

Ces contradictions se manifestent tant au niveau du rapport capital/travail (sphère de la production et de la répartition) que de l’antagonisme de plus en plus aigu entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation.

Cependant, avant d’aborder cette problématique, nous voudrions encore nous attarder sur certains aspects méthodologiques de l’approche en termes du capitalisme cognitif concernant le rapport avec l’école de la régulation et l’héritage de l’analyse de Marx.

II.2. Capitalisme cognitif, théorie de la régulation,general intellect

Le choix méthodologique d’une approche combinant théorie, histoire et transformation des rapports sociaux partage l’une des préoccupations centrales à la base du programme initiale de recherche de l’école de la régulation (ou encore de l’approche en termes de rythmes longs) : celle d’élaborer une série d’outils et de catégories intermédiaires susceptibles de rendre compte de la variabilité dans le temps et dans l’espace des lois et des dynamiques économiques et sociales.

Il faut pourtant noter que deux différences majeures caractérisent la grille de lecture du capitalisme cognitif par rapport à la démarche de la plupart des travaux régulationnistes :

La première différence renvoie à la critique d’un cadre d’analyse qui tend souvent à appréhender les transformations du salariat comme une simple catégorie structurelle forgée par l’accumulation du capital, et ce à partir de sa cohérence avec la dynamique de la reproduction élargie. La conception de la dynamique historique du capitalisme de l’école de la régulation reste en somme trop tributaire d’une vision structuraliste qui l’envisage comme un « processus sans sujet« . Le salariat ne peut pas être défini par la simple description de ses composantes « salaire« et « force de travail« en tant que capital variable. Il doit aussi et surtout être analysée, dans le sillon de l’école operaiste italienne (Panzieri, Lanzardo, Negri, Revelli, Tronti), à partir de son extériorité à la logique d’accumulation du capital et de l’autonomie des mécanismes de la conflictualité qui forgent, au moins autant qu’ils en sont déterminés, la dynamique de développement du capitalisme (Vercellone, 1994 et 1999). Mieux encore, la dynamique de la lutte des classes est susceptible de construire à l’intérieur même du capitalisme des articulations (ou du moins de pré-requis) d’un mode de production situé au-delà du capitalisme.

Dans la conjoncture historique qui a conduit de la croissance fordiste à sa crise, cette dynamique s’est exprimée à travers deux modalités principales :

— l’extension des services non marchands du Welfare state et du « salaire socialisé « en tant que mécanismes de resocialisation de l’économie et d’atténuation de la contrainte au rapport salarial, c’est-à-dire des conditions qui, au sens de Marx, sont à la base de l’existence de la force de travail comme une marchandise ;

— la « démocratisation « (quoique partielle) du système d’enseignement en tant qu’instrument d’une réappropriation collective de ce que Marx appelle les puissances intellectuelles de la production, cette réappropriation constituant une condition préalable nécessaire du dépassement de la de la division capitaliste du travail.

Cette grille de lecture contribue à expliquer l’intérêt de certaines intuitions développées par Marx dans les Grundrisse afin d’interpréter le sens et les enjeux de la mutation actuelle du capitalisme. Nous faisons référence aux passages où Marx annonce, après les étapes de la soumission formelle et de la soumission réelle du travail au capital, l’avènement d’un nouveau stade (post-industriel) de développement de la division du travail. Il parle de « general Intellect « , en anticipant l’avènement d’une économie fondée sur la diffusion et le rôle moteur du savoir et dans la quelle la valeur productive du travail intellectuel et scientifique devient dominante [11]. Dans ce cadre, la loi de la valeur temps de travail entre en crise [12], ce qui ne signifie pas qu’elle disparaît car le capital continue à la maintenir en vigueur de manière forcée. Cette évolution ne signifie point non plus que le travail, notamment sous la forme du savoir, perd sa centralité en tant que source de création de la valeur et de la plus-value, même si, en raison même de l’effritement des frontières entre travail en non travail, l’exploitation s’étend désormais sur l’ensemble des temps sociaux qui participent à la production et la reproduction économique et sociale.

Il importe de souligner ces aspects puisque certains critiques de l’hypothèse du Capitalisme cognitif, ont affirmé, par incompréhension des textes, par des lectures de deuxième main, ou pour d’autres motivations, que nous soutiendrions que le capitalisme cognitif correspondrait à une sorte de « nirvana« réalisant de facto le projet du communisme inscrit dans l’hypothèse du general intellect.

Or, rien n’est plus faux ! (cf. Annexe)

L’émergence historique du general intellect est, par conte, lue pour appréhender la forme nouvelle que, dans le capitalisme cognitif, prend l’antagonisme capital/travail. Elle s’exprime par l’opposition entre deux logiques :

celle de l’accumulation du capital qui dans sa tentative même de maintenir en vigueur de manière artificielle la loi de la valeur, assume une nature de plus en plus parasitaire ;

celle d’une nouvelle figure du travailleur collectif, l’intellectualité diffuse, « dans le cerveau duquel existe le savoir accumulé de la société «  [13] et qui possède donc tous les pré-requis d’une autogestion des conditions sociales de la production. Finalement, la mutation actuelle se caractérise comme une crise de transition très complexe et ouverte qui loin de les éliminer, déplace et exacerbe les contradictions du nouveau capitalisme.

La deuxième différence avec l’école de la régulation concerne la périodisation du capitalisme. En fait, cette approche a inscrit son analyse historique dans le cadre d’une configuration particulière du capitalisme : le capitalisme industriel, dont elle a caractérisé les mutations en identifiant la succession historique de différents mode de développement, fondés sur l’association d’un régime d’accumulation et d’un mode de régulation spécifiques.

De cette approche focalisée sur les mutations internes du capitalisme industriel résultent, à notre sens, deux difficultés théoriques importantes :

— la première est de prendre insuffisamment en compte ce que Marx appelle le processus d’accumulation primitive du capital et la manière dont celui-ci se reproduit, de manière structurelle, dans le temps et dans l’espace en prenant des formes inédites qui aujourd’hui trouvent l’une de leurs dimensions essentielles dans l’entreprise capitaliste de privatisation du savoir et du vivant

— la deuxième difficulté consiste en ce qu’aucune catégorie intermédiaire ne vient combler l’espace compris entre le concept de « mode de production « (désignant les invariants les plus fondamentaux du capitalisme) et le concept de « mode de croissance ou de développement « , désignant, lui, une étape spécifique du développement du capitalisme industriel lui-même.

Dans cette démarche, nous nous sommes donc appuyés sur l’un des enseignements majeurs livrés par l’Ecole des Annales et Fernand Braudel. Selon cet auteur l’histoire du capitalisme précède dépasse et enjambe la révolution industrielle et peut s’articuler à des formes très différentes de captation du surplus et d’accumulation (Braudel, 1979)

Ainsi, à notre sens, la périodisation du capitalisme (et des grandes crises de mutations qui le caractérisent) se doit de prendre en compte la succession historique de différentes configurations dominantes de l’accumulation du capital.

Nous avons choisi, dans une première approximation, de qualifier ce niveau intermédiaire entre le concept de « mode de production « et celui de « mode de développement « , par la notion de « Système historique d’accumulation « (Dieuaide, Paulré, Vercellone, 2003). Ce concept désigne l’association du mode de production capitaliste et d’une logique d’accumulation dominante orientant sur la longue période les tendances inhérentes à la valorisation du capital et les rapports sociaux les plus fondamentaux : au capitalisme mercantiliste aurait ainsi succédé le capitalisme industriel, puis une nouvelle phase de transition vers une nouveau système historique d’accumulation qualifié de capitalisme cognitif [14].

Précisons à ce propos deux aspects méthodologiques importants pour une mise en perspective historique :

le premier est que l’histoire n’est pas un processus linéaire, mais procède par chevauchements et hybridations : de la même manière qu’un mode de production ne se présente jamais à l’état pur, mais s’articule et subsume d’autres modes de production, un nouveau système historique d’accumulation ne supplante jamais entièrement son prédécesseur, mais le réagence et le réarticule dans le cadre d’une logique nouvelle ;

le deuxième est que, au sens de Gramsci, la fonction essentielle de l’histoire est de permettre de mieux comprendre le présent à la lumière du passé, en remontant aux origines de notre temps. Cette démarche implique aussi que c’est le présent, le sens et les enjeux des transformations du capitalisme contemporain qui vont nous guider dans les questions que nous posons à l’histoire : d’où l’importance que revêt pour l’hypothèse du capitalisme cognitif l’analyse des transformations du rôle de la connaissance dans l’histoire du capitalisme.

III : Du capitalisme mercantiliste à la transition vers le capitalisme cognitif : quelques éléments pour une mise en perspective historique

Dans cette section, nous nous proposons de fournir quelques éléments liminaires d’un programme de recherche visant à préciser et tester l’hypothèse du capitalisme cognitif en la réinscrivant dans la dynamique longue du capitalisme. Dans cette ébauche de périodisation, et compte tenu de l’espace à notre disposition, nous allons octroyer une place centrale aux formes de la division du travail et de régulation du rapport savoir/pouvoir, et ce au détriment d’autres dimensions qui mériteraient tout autant d’être prises en compte [15].

Si la connaissance a toujours joué un rôle primordial dans la dynamique du capitalisme, ses formes précises ont fortement varié dans le temps et dans l’espace. Il importe donc de préciser en quoi consiste la mutation qui affecte aujourd’hui le rapport entre connaissance et capitalisme et qui permet de parler de crise du capitalisme industriel et de la transition vers un nouveau système historique d’accumulation. Pour ce faire, il faut cerner l’historicité du phénomène « connaissance « tout en identifiant les dimensions multiples et contradictoires dans lesquelles se manifeste sa dynamique. La simple observation empirique de l’histoire montre comment la dynamique longue du capitalisme est marquée non par un seul et invariable modèle de fonctionnement de l’économie de la connaissance, mais par différents modes de régulation et régimes de production de la connaissance. Ces derniers évoluent avec la transformation des principales formes institutionnelles qui, au sens de l’école de la régulation, par exemple, caractérisent l’histoire du capitalisme, sa capacité à se reproduire par des métamorphoses incessantes des rapports sociaux fondamentaux [16]. C’est en relation à ces formes institutionnelles que nous nous efforcerons d’appréhender l’interaction complexe entre trois dimensions principales à travers lesquelles se manifeste la dynamique de la production, de la circulation, de l’usage et de l’appropriation des connaissances.

La première dimension concerne le rapport salarial et, dans une vision extensive le rapport capital-travail. Elle renvoie à la relation, souvent conflictuelle, entre deux aspects indissociables de l’économie de la connaissance :

les savoirs incorporés et mobilisés par le travail : leur caractérisation doit s’appuyer sur les formes de la division technique et sociale du travail et les mécanismes socio-institutionnels qui régulent l’accès au savoir et déterminent le niveau général de formation de la main-d’oeuvre ;

les savoirs incorporés au capital sous la forme du capital fixe physique ou sous celle d’actifs ou de biens immatériels (R&D, image de marque, logiciels, portefeuille de brevets, etc.).

La relation entre ces deux aspects est au coeur de la caractérisation historique de différentes configurations du rapport capital-travail. Elle joue un rôle clé aussi bien dans les mécanismes de production de connaissance et de l’innovation que dans la détermination de la valeur.

La deuxième dimension renvoie au statut historique changeant des biens connaissances. Il s’agit, en simplifiant à l’extrême, de la manière dont ceux-ci tendent à être traitée comme biens marchands, susceptibles d’appropriation privée, ou comme biens publics, libres, soustraits à la logique du marché. L’étude de cette dimension, dont les frontières sont actuellement l’objet d’un débat virulent, renvoie à une question capitale : celle de l’évolution des droits de propriété intellectuelle (DPI) et de la régulation institutionnelle concernant les rapports entre le système de la science ouverte et celui de la science fermée.

La troisième dimension concerne le savoir en tant qu’actif crucial dans la détermination de la capacité compétitive aux niveaux micro, méso et macroéconomique. Elle joue par conséquent un rôle essentiel dans l’analyse historique précise des formes de la concurrence et des modalités d’insertion dans la division internationale du travail. Ces dimensions, dans leurs interactions, concourent à définir une logique relativement cohérente de régulation et de production des connaissances dominante durant une période historique donnée et ces relations avec les autres déterminants du rapport capital/travail.

III.1. Le capitalisme mercantiliste

La première étape est celle du capitalisme mercantiliste. Elle se développe en Europe entre le début du XVIe et la fin du XVIIIe siècle et présente certaines analogies intéressantes avec la conjoncture historique actuelle.

i) Hégémonie des savoirs incorporés au travail et d’une logique d’accumulation marchande et financière

La division du travail et le rapport capital/travail demeurent marqués par l’hégémonie des savoirs des artisans et des ouvriers de métier. Ce trait contribue à expliquer, à notre sens, trois dimensions marquant ce système historique d’accumulation :

du point de vue de la valeur, le critère dominant n’est pas encore celui de la productivité débit et du temps de travail. Aussi le travail est-il encore pour l’essentiel payé au résultat et non au temps passé. De manière plus générale, dans l’économie préindustrielle, le temps et l’organisation de l’activité dépendent encore en grande partie de cycles naturels et se fondent sur la poly-activité. Il n’existe pas encore, comme dans la société industrielle, une séparation nette entre travail et non travail.

le modèle productif dominant est celui du putting-out system [17], selon une configuration qui aujourd’hui redevient significativement à la mode. Dans ce cadre, au sens de Marx, la soumission du travail au capital reste formelle puisque le principe de régulation du procès de travail demeure le savoir du travailleur collectif. La contrainte au rapport salarial dans la manufacture rassemblée et/ou la dépendance du travailleur « indépendant « à l’égard de l’entrepreneur sous-traitant la production à domicile sont donc essentiellement de nature monétaire et marchande [18]. On peut avancer l’hypothèse selon laquelle c’est la précarité des formes de contrôle capitaliste de l’organisation du travail qui contribue à expliquer, dans les siècles antérieurs à la révolution industrielle, la lenteur avec laquelle le capital pénètre la sphère de la production et sa tendance à privilégier d’autres formes de captation du surplus.

l’accumulation du capital repose en fait sur la prépondérance de mécanismes d’accumulation de type marchand et financier, excepté dans les colonies où le modèle dominant est en revanche le système esclavagiste des plantations (premier exemple d’une concentration capitaliste de main-d’oeuvre fondée sur un travail dépendant non libre).

ii) Division internationale du travail et guerre du savoir durant le capitalisme mercantiliste

La production de connaissances scientifiques et technologiques, comme dans le modèle de la communauté des savants, demeure pour l’essentiel extérieure à la logique marchande et de la production capitaliste. La science n’est pas encore une force mise au service du capital.

Toutefois, comme le rappelle Landes (2000), dans sa fresque de l’histoire de l’économie mondiale, une véritable « guerre économique « autour du savoir secoua les rapports entre les puissances européennes dans la tumultueuse transition du capitalisme mercantiliste vers le capitalisme industriel. Et cette guerre du savoir, en relation avec la configuration du rapport capital/travail dominante à l’âge du capitalisme mercantiliste, s’appuie de manière significative sur un instrument privilégié : l’espionnage et la traque systématique des techniciens et des ouvriers qualifiés qui vont par ailleurs de pair avec la promulgation des lois de plus en plus sévères interdisant leur émigration et le transfert de technologies. Comme le remarque Landes, dès cette époque on était conscient du fait que la simple connaissance formalisée n’était rien sans les savoir-faire des travailleurs et techniciens, les savoir-faire ne pouvant s’acquérir que par l’expérience, correspondant à ce que Polanyi (1966) appellera la « dimension tacite « de la connaissance et Arrow (1962a) le « savoir par la pratique « . Cependant, la politique de la France, par exemple, consistant à copier et à importer la main d’oeuvre va se heurter rapidement, dès la seconde moitié du XVIIIème siècle à un obstacle majeur résultant du développement de l’industrie manufacturière en Angleterre : l’approfondissement de la division du travail, en raison duquel chaque ouvrier ne maîtrisait plus qu’une petite fraction du savoir nécessaire à la production. Nous sommes en fait en train d’entrer dans une nouvelle ère du capitalisme, et de l’économie de la connaissance, celle du capitalisme industriel que nous allons caractériser.

Notons cependant, que c’est à l’époque du capitalisme mercantiliste que commence par être mis en place un système de propriété intellectuelle : le recours au brevet, conçu au départ dans l’Italie de la Renaissance, se propage ainsi en France et en Angleterre. Ce système se développe sous l’égide d’une politique volontariste de l’Etat qui se propose d’organiser la captation de technologies et de savoir-faire mis au point à l’étranger, bien plus que de récompenser et d’inciter l’invention technique. Ce modèle « du brevet à l’importation « a été largement utilisé comme instrument de rattrapage technologique aussi bien par l’Angleterre de la période mercantiliste qu’ensuite par l’Allemagne et les Etats-Unis à l’époque du capitalisme industriel. La logique des accords internationaux ADPIC se propose aujourd’hui de priver les pays en voie de développement de cet outil crucial d’accès au savoir et aux technologies, tout en le maintenant de facto en vigueur pour justifier la bio-piraterie dans le Tiers-Monde.

A côté du brevet à l’importation, le capitalisme mercantiliste développe ce que Shiva (2002) nomme le « brevet comme instrument de conquête «  : il s’agit de droits de monopole et de conquête octroyés par l’Etat sur les territoires découverts. Ces derniers sont considérés terra nullius, (pour le simple fait qu’on ne trouvait pas d’habitations, de modes de culture agricole, de croyances de style européen), selon une justification analogue à celle qui, à l’âge du capitalisme cognitif, autorise la privatisation du vivant et des savoirs traditionnels.

C’est ainsi que le capitalisme mercantiliste a planifié par la force la mise en place d’une division internationale du travail qui enferme les colonies dans la production de matières premières, alors que l’Europe s’approprie du monopole de l’industrie manufacturière naissante. Nous pouvons là aussi établir une analogie avec la période contemporaine, où, comme le fait remarquer Boyer, la stratégie impériale américaine essaye de s’approprier des dividendes de la propriété intellectuelle en reléguant le reste du monde dans la production de matières premières et de produits banalisés.

III.2. Le régime de l’économie de la connaissance sous le capitalisme industriel : quelques faits stylisés

L’émergence du capitalisme industriel correspond à l’ouverture d’un sentier bien précis de régulation de l’économie de la connaissance fondée sur trois tendances principales : la polarisation sociale des savoirs, la séparation du travail intellectuel et du travail manuel et un processus d’incorporation des savoirs dans le capital fixe. Ce processus s’appuie sur une logique d’accumulation fondée sur la centralité de la grande firme manchestérienne, puis fordiste dans la production de masse de biens durables standardisés. Elle fait du développement du capital fixe l’objet essentiel de la propriété et la principale forme du progrès technique. La centralité du travail matériel va de pair dans le capitalisme industriel avec la mise en place d’une norme de la création de la valeur s’appuyant sur la recherche d’économies homogènes de temps et la productivité débit (Veltz, 2000).

Nous allons à grands traits examiner les principales dimensions institutionnelles du modèle industriel de régulation de l’économie de la connaissance, dont il importe de souligner que les grandes tendances avaient été anticipées par Smith.

i) Rapport salarial et économie de la connaissance dans le capitalisme industriel

La dynamique du progrès technique impulsée par la première révolution industrielle combine de manière indissociable la recherche d’une efficacité économique majeure et celle de la réduction de la dépendance de la direction des firmes à l’égard des savoir-faire artisanaux, ces derniers jouant un rôle prépondérant dans l’organisation préindustrielle de la production (Dockès et Rosier, 1983 ; Freyssinet, 1977). La montée en puissance du capitalisme industriel repose sur un processus d’expropriation progressive des savoirs ouvriers et sur leur incorporation dans un système de plus en plus complexe d’outils et de machines. Cette tendance, que Marx qualifiera de passage de la soumission formelle à la soumission réelle du travail au capital, se concrétise dans l’opposition de « la science au travailleur collectif « . La logique industrielle de polarisation des savoirs trouve en quelque sorte son aboutissement dans le modèle fordiste. Ce modèle se base, du point de vue de l’économie de la connaissance, sur la hiérarchie entre deux niveaux fonctionnels et étanches de la division du travail. Au niveau des ateliers, l’OST se propose d’enlever toute dimension intellectuelle aux activités de fabrication : le travail, au sens de Marx, devient ainsi de plus en plus « abstrait « non seulement dans sa forme mais aussi dans son contenu tandis que « la direction se charge de réunir tous les éléments de la connaissance traditionnelle qui, dans le passé, était en la possession des ouvriers « (Taylor, cité par Boyer et Schméder, 1990, p. 191). Cette séparation du travail de la subjectivité du travailleur résulte d’un processus de codification des connaissances : elle est la condition qui permet l’objectivation du travail lui-même dans un ensemble de tâches descriptibles et mesurables selon la norme du chronomètre. L’innovation est progressivement chassée de l’atelier et le travail intellectuel devient, quant à lui, l’apanage d’une composante minoritaire de la main-d’oeuvre, spécialisée dans les activités de conception et de production délibérée de connaissances. Aussi, alors qu’au niveau des bureaux méthodes et des centres de R&D le travail demeure une activité communicante et non séquentielle, l’essentiel du travail de fabrication est-il organisée selon les principes d’une coopération muette et séquentielle, orientée vers la productivité débit et la réduction des temps d’opération.

Les théories économiques de la croissance des trente glorieuses, de Kaldor à Solow traduiront à leur manière l’achèvement de cette logique de la connaissance propre au capitalisme industriel par des modèles où les déterminants de la productivité, comme de l’innovation, se présentent comme des variables complètement indépendantes des savoirs et de l’implication des travailleurs, des variables entièrement maîtrisées par les ingénieurs des bureaux méthodes et des laboratoires de R&D des grandes firmes.

ii) Savoirs, rythmes de l’innovation et déterminants de la compétitivité

Dans le capitalisme industriel, la capacité compétitive d’un système économique résultait du degré de développement de la section des biens d’équipements matériels. La spécialisation des pays dans ce secteur était en fait le levier principal permettant de maîtriser l’évolution des normes de production incorporées dans le capital fixe et dictant la hiérarchie de la division internationale du travail (Mistral, 1986). Le rôle moteur du capital tangible et la dynamique de l’innovation propre au capitalisme industriel (marquée par des phases courtes d’innovations radicales suivies de périodes plus longs d’innovation incrémentales) contribuent à expliquer le mode de régulation de la propriété intellectuelle et le rôle somme toute périphérique que celle-ci joue dans ce système historique d’accumulation.

iii) Propriété intellectuelle et régulation de la recherche dans le capitalisme industriel

Dans le fordisme, les mécanismes de production délibérée de connaissances, marginalisant le travailleur collectif, reposent sur deux systèmes de régulation spécifiques. Il correspondent grosso modo à la distinction entre recherche fondamentale et recherche appliquée, conformément au cadre d’analyse ébauché par Nelson (1959) et Arrow (1962b) qui met l’accent sur les défaillances de marché liée à la nature de bien public de l’information scientifique :

le premier a trait au système public de recherche et d’enseignement supérieur dont la fonction essentielle est de produire et transmettre des connaissances fondamentales libres selon le modèle dit de la science ouverte. Dans ce cadre, la recherche est financée par le biais de subventions sous réserve de la diffusion libre et gratuite des résultats de la recherche et la motivation principale du travail de recherche n’est pas le profit, mais plutôt la reconnaissance par les pairs ;

le deuxième système est celui des centres de R&D et des bureaux méthodes des grandes firmes. Dans ce cadre, les connaissances scientifiques et surtout technologiques sont produites en interne. Elles se caractérisent par de fortes dimensions tacites spécifiques à la firme et contrôlées de manière verticale.

Les règles de la propriété intellectuelle et les mécanismes d’incitation à la recherche sont cohérents avec un modèle dans lequel la logique d’accumulation du capital et d’appropriation privée des savoirs repose essentiellement sur des actifs matériels et/ou des inventions dont le brevetage est justifié par leur incorporation dans un dispositif technique industriel, c’est-à-dire relevant des arts appliqués (Coriat et Orsi, 2003).

Le monopole partiel attribué aux inventeurs par l’octroi du brevet est soumis à quatre conditions étroitement liées. L’invention doit : démontrer son caractère novateur ; relever clairement du travail humain créatif et non de la nature ; se baser sur la possibilité d’une application industrielle ; être clairement détaillée afin de concilier la rémunération de la créativité des inventeurs avec le but de la diffusion des connaissances.

De plus, durant le capitalisme industriel, le système de brevet est cohérent avec des régimes d’accumulation reposant sur des bases essentiellement nationales. Aussi le brevet est-il non seulement limité dans le temps et dans l’espace, mais également dans son domaine territoriale d’application : celui est principalement celui de l’Etat-Nation.

Les piliers de ce système sont aujourd’hui remis en cause par le déplacement des frontières des DPI et leur internationalisation selon le modèle prévalant aux Etats-Unis (Coriat, 2002).

III.3. La crise du capitalisme industriel et la transition vers le capitalisme cognitif : origine, sens et enjeux

Le capitalisme cognitif plonge ses racines dans trois processus à l’origine de la crise sociale du rapport salarial fordiste :

la contestation de l’organisation scientifique du travail. Le refus du travail parcellisé, la montée du besoin d’autonomie des salariés, ont rendu de plus en plus impraticables, du moins à l’échelle des grandes usines d’OS, les formes traditionnelles de mise au travail tayloriste ;

l’expansion des garanties et des services collectifs du Welfare. Cette dynamique a contribué à la crise du fordisme en renversant « la longue tendance à la baisse du coût social de reproduction sociale de la force de travail « , (Aglietta, 1976, p. 326). A posteriori, nous pouvons affirmer qu’elle a posé, en même temps, les jalons d’un modèle de développement fondé sur la primauté du non marchand et les productions intensives en connaissance finalisées à la production de l’homme par l’homme [19] (santé, éducation, recherche, etc.) selon une logique qui, sur bien des aspects, pourrait constituer une alternative à l’actuelle régulation du capitalisme cognitif ;

la constitution d’une intellectualité diffuse issue du phénomène de la « démocratisation de l’enseignement « et de l’élévation du niveau général de formation(Vercellone, 1999). C’est cette nouvelle qualité de la force de travail qui a conduit à la montée du travail immatériel et intellectuel et à la remise en cause des formes de la division du travail et du progrès technique propres au capitalisme industriel.

En somme, la crise du capitalisme industriel (dont le fordisme a représenté sur bien des aspects l’aboutissement historique), est dans une large mesure le résultat d’une dynamique de transformation sociale qui avait dessiné les contours d’un modèle de développement alternatif structuré sur deux axes principaux :

la réappropriation et la socialisation des savoirs comme vecteur d’un dépassement de l’organisation dite scientifique du travail et de l’expérimentation de formes alternatives de travail rejetant le productivisme ;

l’expansion des services collectifs du Welfare State (santé, éducation, recherche, etc.) en tant que secteurs moteurs d’un mode de développement non productiviste, fondée sur la primauté du non marchand et les productions intensives en connaissance finalisées à la production de l’homme par l’homme [20] et à la reproduction d’une intellectualité diffuse.

Notons que dans ces deux axes nous trouvons l’anticipation de ce mode de développement anthropogénétique, qui selon R. Boyer (2002), par exemple, pourrait être le nouvel horizon ouvert par l’effondrement des mythes de la nouvelle économie et la crise du régime de croissance financiarisé.

Finalement, la mise en place des conditions d’une économie fondée sur la connaissance et la centralité du travail immatériel et intellectuel précède d’un point de vue logique et historique la genèse du capitalisme cognitif. Celui-ci est, dans une large mesure, le résultat d’un processus de restructuration du capital qui vise à normaliser et à étouffer le potentiel d’émancipation inscrit, depuis la crise sociale du fordisme, dans l’essor d’une intellectualité diffuse et d’une économie basée sur la diffusion et le rôle moteur du savoir.

En somme, la nouveauté de la conjoncture historique actuelle ne consiste pas en la simple mise en place d’une EFC, mais en une EFC soumise et encadrée par les formes institutionnelles régissant l’accumulation du capital, ce qui est une chose complètement différente (Lebert et Vercellone, 2004).

Aussi la transition vers le capitalisme cognitif exprime-t-elle le jeu d’une complexe dialectique conflits - restructuration par laquelle le capital tente d’encadrer, de s’approprier et de soumettre à sa logique les conditions collectives de la production des connaissances.

C’est dans ce contexte que s’explique en grande partie la manière dont le capitalisme cognitif, sous l’égide de la finance et des politiques néo-libérales, a impulsé un nouveau processus de désocialisation de l’économie qui vise deux objectifs essentiels, et ce en dépit de leur caractère contradictoire avec les conditions sociales et institutionnelles qui pourraient permettre une gestion efficace de l’économie de la connaissance :

le premier objectif est celui d’élargir la sphère marchande en colonisant progressivement les institutions du Welfare State et les biens communs représentés par le savoir et le vivant ;

le second est d’accentuer, par le retour en force d’un ordre concurrentiel, la précarité et l’individualisation du rapport salarial, car le renforcement de la contrainte économique au salariat devient une condition essentielle du contrôle et de la mise au travail d’une force de travail de plus en plus autonome au niveau de la sphère de production.

Au total, nous pouvons affirmer que l’actuelle régulation du capitalisme cognitif repose sur une logique qui peut aller jusqu’à saper les sources collectives de la production du savoir. De même, le capitalisme cognitif ne supprime pas la logique productiviste du capitalisme industriel pas plus que celle de la croissance des biens matériels. Au contraire, il les réarticule et les renforce en mettant la science et les nouvelles technologies au service d’une quête de standardisation et d’appropriation privée du vivant qui, dans la droite ligne de deux siècles de capitalisme industriel, accentue les risques de destruction de la biodiversité et de déstabilisation écologique de la planète.

Pour mieux cerner le sens et les enjeux de cette transition nous proposons d’examiner ces transformations et les contradictions qu’elles recèlent au niveau des trois dimensions institutionnelles que nous avons retenu.

i) Les mutations de la division du travail et du rapport salarial

La principale source de la valeur réside désormais dans les savoirs incorporés dans, et mobilisés par, le travail vivant et non dans les ressources et le travail matériel. Cette mutation ne peut être cernée en isolant un secteur spécialisé dans la production des connaissances (Nelson, 1993) ou consacré à la production et au traitement de l’information (Machlup 1962) comme l’atteste la diffusion des tâches de production de connaissances et de traitement de l’information dans tous les secteurs économiques, y compris ceux à faible intensité technologique (Eliasson, 1996). Il s’agit d’un processus qui se manifeste dans l’ensemble de l’économie par l’importance des externalités liées au savoir et ses effets sur l’organisation de la division technique et sociale du travail. La remise en cause de la tendance à la polarisation des savoirs va de pair, au niveau macro-économique, avec la hausse de la part du capital dit intangible (santé, éducation, recherche, etc.) qui dépasse désormais celle du capital tangible (Kendrick, 1994). En somme, la source de la richesse des nations se trouve de plus en plus en amont de la sphère du travail salarié et de l’univers marchand, notamment dans le système de formation et de recherche. Les frontières conventionnelles entre travail et non travail s’effritent et la société dans son ensemble devient la source d’un progrès technique exogène aux entreprises [21]. Il en résulte que le concept de travail productif doit désormais s’étendre à l’ensemble des temps sociaux qui participent à la reproduction économique et sociale.

Cette métamorphose des relations des firmes avec leur environnement extérieur pénètre l’organisation même du rapport salarial.

Ainsi, au niveau de la division du travail interne aux firmes, la montée du travail immatériel et intellectuel tend à rompre les frontières étanches entre conception et exécution et la dynamique de l’innovation redescend dans l’atelier d’où le capitalisme industriel avait voulu la bannir. De cette sorte, les processus de l’innovation et de la production de connaissance deviennent non linéaires (Kline et Rosenberg, 1986) et la littérature sur l’innovation insiste sur les modalités d’apprentissage collectifs qui s’élaborent dans l’activité de fabrication et de coproduction par les mécanismes du learning by doing, learning by using, learning by communicating (Lundvall, 1992). Emerge ainsi le concept d’entreprise apprenante dont le trait marquant est justement le décloisonnement des activités de recherche et des activités de production (CGP, 2002). Cette recomposition du travail implique le passage du modèle de la prescription de la coopération muette et routinière du taylorisme à celui de la coopération communicante (Marazzi, 1997), modèle dans lequel la gestion statique des ressources cède la place à la gestion dynamique des savoirs (Mayère, 1995). En somme, comme le suggère Lorino (1993), « la science productive n’est plus « encapsulée« dans la conception figée par les machines « . Elle réside davantage dans la réactivité d’une force de travail capable de partager des connaissances génériques et décontextualisées susceptibles d’applications multiples dans les champs les plus divers (Veltz, 2000).

Les critères industriels d’évaluation de l’efficacité sont remis en cause : la référence au temps homogène ne permet plus, dans un grand nombre de cas, ni de décrire et organiser le travail, ni de se présenter comme une mesure fiable de la valeur et des coûts de production. En particulier, dans les secteurs intensifs en connaissances, le temps de travail immédiat, consacré directement à une activité de production, n’est plus qu’une source secondaire de la puissance productive du travail humain (Zarifian, 1995). Aussi l’efficacité économique est-elle désormais constatable le plus souvent seulement ex post, sans que l’on soit capable d’en suivre la genèse comme c’était le cas dans l’organisation productive fordiste.

Cette mutation du rapport salarial suscite pourtant des tensions nouvelles dont les tentatives de solution risquent d’aboutir à des modes de régulation allant à l’encontre d’une gestion efficace d’une EFC. Deux faits stylisés permettent d’illustrer la portée de cette discordance : la nouvelle prépondérance des savoirs incorporés dans le travail pose des problèmes inédits d’encadrement puisque la coopération productive des salariés peut se développer de manière autonome par rapport aux fonctions de direction de l’entreprise. Dans ce cadre, pour reprendre la belle formulation de Lorino, nous pouvons affirmer que l’opposition traditionnelle travail mort / travail vivant, propre au capitalisme industriel, cède la place à une nouvelle forme de l’antagonisme, celle entre le « savoir mort « du capital et le « savoir vivant « du travail. Cette réaffirmation de la primauté du « savoir vivant « du travail par rapport au « savoir mort « du capital peut conduire à la résurgence de tensions portant sur l’autodétermination de l’organisation du travail et les finalités sociales de la production. La régulation de ces tensions entre savoir et pouvoir contribue à expliquer pourquoi la voie de la précarisation et de l’individualisation du rapport salarial a été privilégiée, et ce en dépit de sa contradiction avec une régulation efficace de la production de connaissances prenant en compte sa dimension collective. Ces tensions s’expriment également par un conflit de temporalité : le temps long de la formation et de l’apprentissage, nécessaire à une capacité d’adaptation fondée sur l’innovation et l’implication réelle des travailleurs, est souvent sacrifié au profit du temps court de la flexibilité réactive aux mutations de la demande et d’une vision faisant de l’emploi la seule variable d’ajustement permettant de faire apparaître des résultats financiers immédiatement visibles (Veltz, 2000).

le contrôle par l’obligation de résultat se substitue au contrôle par la prescription des moyens et des procédures. Dans ce mouvement, la prescription tayloriste du travail est remplacée par la « prescription de la subjectivité « (Clot, 2002), c’est-à-dire par l’injonction faite aux salariés de s’impliquer dans le travail en mettant leur créativité au service de l’entreprise comme s’il s’agissait de l’espace d’une activité libre et indépendante. L’efficacité de ce mode de gestion des ressources humaines se heurte pourtant à deux contradictions majeures. Prescrire la subjectivité correspond en fait à une « injonction paradoxale « qui consiste à demander quelque chose et son contraire en même temps [22] : il en résulte un « clivage du moi « qui risque d’affecter la capacité d’apprentissage des salariés et, par ricochet, celle des entreprises. De plus, la prescription de la subjectivité est le plus souvent opérée à travers un système d’incitations individuelles au préjudice de la cohésion du collectif du travail dont dépend un processus d’accumulation des connaissances.

ii) Vers un régime d’innovation permanent et une division internationale du travail fondée sur des principes cognitifs

L’accélération du rythme de l’innovation est un autre trait marquant de la transition du capitalisme industriel vers le capitalisme cognitif. Nous assisterions à la mise en place « d’un régime d’innovation permanente « (Foray, 2000 ; Paulré, 2000) dans lequel la source principale de la compétitivité ne se trouverait plus dans les technologies incorporées au capital fixe, mais dans les compétences d’une force de travail capable de maîtriser une dynamique de changement continu et de renouveler sans cesse des savoirs soumis à une obsolescence rapide. Il en résulterait le basculement d’une division technique taylorienne vers une « division cognitive du travail « reposant sur le « fractionnement des processus de production selon la nature des blocs de savoirs qui sont mobilisés « (Mouhoud, 2003, p. 127). Cette évolution a un impact crucial sur la localisation des firmes et la genèse des spécialisations internationales. Aussi l’hégémonie du travail intellectuel et la primauté de la logique cognitive dans la nouvelle division internationale du travail (DIT) sont-elles attestées par la mobilité du capital [23] : les espaces en difficultés sont de type néo-tayloriste en raison de leur vulnérabilité à l’extrême volatilité du capital. A l’inverse, les activités intensives en connaissance sont beaucoup plus ancrées territorialement puisque, dans ce cas, c’est le capital qui dépend d’un bassin de travail intellectuel et immatériel, lequel préexiste à l’activité des firmes et se concentre notamment dans les métropoles. En somme, dans la nouvelle DIT fondée sur des principes cognitifs, le facteur déterminant de la compétitivité à long terme d’un territoire dépend de plus en plus du « stock « de travail intellectuel mobilisable de manière coopérative par celui-ci. Dans ce cadre, « la logique d’exploitation d’avantages comparatifs recule au profit de la détention, par le territoire, d’éléments de monopoles ou d’avantages absolus sur des compétences spécifiques « (Mouhoud, 2003, p. 128). L’essor du capitalisme cognitif va ainsi de pair avec une tendance lourde à la polarisation de la géographie du développement entre régions et nations qui risque de condamner les pays en développement (PVD) moins pourvus en travail qualifié à une véritable « déconnexion forcée « . Cette tendance est d’autant plus forte que le brevetage du vivant et la révolution biotechnologique permettent désormais aux firmes du Nord de s’approprier gratuitement des ressources génétiques et des savoirs traditionnels du Sud tout en remplaçant par des « marchandises nouvelles « nombre de produits traditionnellement importés des PVD. Certes, nous ne sommes pas là non plus, face à un processus univoque : de la même manière que certaines phases de la production peuvent être relocalisées dans des régions développées, il est possible pour certaines fonctions de direction et de conception d’être délocalisées vers des pays du Sud ou de l’ancien bloc socialiste disposant d’un important réservoir de main-d’oeuvre intellectuelle. Une logique de délocalisation basée sur la réduction des coûts de travail peut ainsi se combiner à la nouvelle logique de la division cognitive du travail (Lebert et Vercellone, 2003)

Il n’en reste pas moins que malgré l’augmentation considérable de l’investissement direct à l’étranger (IDE), celui-ci reste concentré dans les pays développés et dans un nombre limité de NPI à forte croissance disposant d’un vaste marché et/ou d’un fort potentiel de force de travail qualifié. Le développement inégal de l’économie de la connaissance tend ainsi à engendrer un processus autoentretenu et cumulatif qui condamne un certain nombre de pays en développement à une véritable « déconnexion forcée « (Mouhoud, 1992 & 2002).

iii) Refonte des DPI, innovation et accumulation des connaissances : une logique contradictoire ?

La transition vers le capitalisme cognitif ébranle les fondements du système de DPI et de régulation de la recherche hérités du capitalisme industriel. Cette évolution résulterait de deux tendances majeures :

la première tient au brouillage des frontières entre recherche fondamentale et recherche appliquée qui se produit notamment dans l’industrie du logiciel et dans celle des biotechnologies. Cette évolution rend concevable des formes inédites (et jusqu’alors impensables) de privatisation des savoirs et du vivant à condition d’un relâchement général des critères de brevetabilité permettant notamment de distendre la frontière entre découverte et invention (Coriat, 2002).

la deuxième tient à la manière dont, comme nous l’avons vu, dans une économie basée sur une intellectualité diffuse, l’usage des TIC déstabilise dans de nombreux domaines le système de DPI. Il favorise en même temps l’essor de formes horizontales de coopération et d’échange des savoirs fondées sur une logique non marchande ;

Les questions du renforcement du système de DPI et son extension au domaine du vivant et aux résultats de la recherche fondamentale sont ainsi un aspect décisif de l’actuelle régulation du capitalisme cognitif.

Cette refonte des DPI correspond à une politique de création de rentes de position censées stimuler l’innovation et les synergies entre le secteur privé et celui public de la recherche. Cette politique est souvent justifiée par l’argument selon lequel, dans les secteurs à forte intensité en savoir, l’essentiel des coûts est fixe et se trouve dans les investissements en R&D des entreprises.

Cependant, le bien fondé de cet argument est très discuté. Trois critiques principales lui sont adressées :

la plupart des coûts fixes de recherche se trouvent en amont des centres de R&D des entreprises. En fait les conditions de la recherche et de l’innovation sont de plus en plus collectives et dépendent, en dernière instance, de la qualité et de la densité de la force de travail formée par le système d’enseignement public. De plus, un grand nombre des brevets détenus par les firmes ne sont pas le produit direct de leurs efforts de R&D, mais celui de recherches développées par des institutions publiques ou encore celui d’une prédation des savoirs des communautés traditionnelles (Shiva, 2002).

il est erroné de raisonner comme si l’ensemble des inventions et désormais des « découvertes « brevetées n’auraient pu voir le jour sans la protection des brevets (Mansfield, 1986). De plus, un grand nombre de brevets n’ont d’autre but que celui d’empêcher de recherches et d’innovations rivales dans certains créneaux d’activités. Cette stratégie dite de brevet de « saturation « ou d’« inondation « , repose sur la multiplication de brevets, parfois portant sur des connaissances de base. Elle aboutit à des « situations d’excès de privatisation, au sens où (elle) se traduit par une moindre exploitation des connaissances, un ralentissent du rythme de création de nouveaux savoirs et la formation de positions dominantes ayant des effets anticoncurrentiels « (CGP, 2002, p.155).

il n’existe pas de corrélation démontrée entre l’existence (et l’ampleur) des DPI et la stimulation de l’innovation. Mieux encore, les décisions judiciaires qui, dans les années 1980 aux Etats-Unis, ont renforcé la protection par brevets des logiciels ont fait diminuer l’innovation (Clement, 2003) et se sont traduites par un déclin de R&D dans les industries et les firmes qui déposaient le plus des brevets (Bessen et Maskin, 2000). De même, dans l’industrie pharmaceutique, la raison principale qui aurait conduit à demander une protection accrue serait plutôt la nécessité d’augmenter les coûts de l’imitation dans un contexte marqué, depuis le milieu des années 1970, par une baisse du rythme de l’innovation (Pignarre, 2003).

Au total, le renforcement du système de propriété intellectuelle, même lorsque la course au brevet se présente comme un enjeu de survie pour certaines entreprises, semble constituer à bien des égards, un mécanisme de blocage du mouvement de circulation et de production de connaissances. Nous avons là ce que Marx, mais aussi Ricardo, qualifieraient d’une stratégie visant à maintenir de manière forcée la primauté de la valeur d’échange contre la richesse qui, elle, dépend de l’abondance et de la valeur d’usage.

Conclusion : capitalisme cognitif et revenu social garanti

L’émergence du capitalisme cognitif correspond à une rupture portant sur nombre de tendances qui ont caractérisé le régime de production et la régulation de l’économie de la connaissance issues de la première révolution industrielle. Cette mutation pourrait être caractérisée en opposant quasiment terme à terme les tendances du « nouveau capitalisme « et celles du capitalisme industriel :

le travail intellectuel et immatériel devient la principale source de la valeur en remplaçant les critères de la productivité débit et du temps de travail direct propre au capitalisme industriel ;

les savoirs incorporés dans le travail prennent une place prépondérante par rapport aux savoirs incorporés dans le capital fixe, en impulsant un mouvement de recomposition des tâches de conception et d’exécution, des activités de fabrication et d’innovation ;

un régime d’innovation permanente succède au régime séquentiel du capitalisme industriel, cette évolution allant de pair avec la mise en place d’une nouvelle division internationale du travail fondée sur des principes cognitifs ;

une imbrication de plus en plus étroite entre recherche fondamentale et recherche appliquée qui se produit notamment dans l’industrie du logiciel et dans les biotechnologies, donne lieu à un nouveau paradigme de l’innovation. Son rendement social dépend étroitement du système de DPI qui lui est associé.

Ces mutations majeures intervenues dans la relation salariale et dans le régime de production de connaissance sont associées à de nouveaux mécanismes de régulation qui, dans nombre de domaines, contrarient la circulation des savoirs et la dimension collective de l’accumulation des connaissances. En particulier, la précarisation et l’individualisation du rapport salarial, la déstabilisation des services collectifs de l’Etat-Providence ainsi que l’excès de privatisation du savoir lié au renforcement de DPI, font en sorte que l’actuelle régulation du capitalisme cognitif se présente non seulement comme un modèle de régression sociale mais aussi comme une entrave au potentiel de développement d’une EFC [24]. Plus encore, on pourrait affirmer que la logique du capitalisme cognitif s’oppose à celle d’une EFC, en détournant le sens réducteur propre à un concept d’économie de la connaissance faisant abstraction des rapports sociaux dans laquelle elle s’inscrit. Nous voulons par là désigner une dynamique de transformation à travers laquelle la société du savoir, le pouvoir constituant de la multitude, s’émanciperait effectivement de la logique capitaliste qui l’encadre, en libérant le potentiel d’émancipation propre à une économie fondée sur la connaissance et la démocratie du general intellect.

Dans cette perspective l’un des piliers d’un programme post-socialiste pourrait être la proposition d’un RSG inconditionnel, renfonçant les institutions du Welfare et renouant avec une dynamique de démarchandisation de l’économie renforçant la liberté effective des individus vis-à-vis des forces du marché du travail. [25] Celui-ci, du point de vue du développement d’une économie fondée sur le rôle moteur et la diffusion du savoir, se présenterait comme étant à la fois un investissement collectif de la société dans le savoir et un revenu primaire pour les individus, c’est-à-dire un salaire social issu directement de la production. Son fondement théorique s’appuierait donc sur un réexamen et une extension de la notion de travail productif, et ce d’un double point de vue  :

le premier a trait au concept de travail productif, conçu selon la tradition dominante au sein de l’économie politique, comme le travail qui engendre un profit et/ou participe à la création de valeur.Il s’agit là du constat selon lequel nous assistons aujourd’hui à une extension importante des temps de travail, hors journée officielle du travail, qui sont directement ou indirectement impliqués dans la formation de la valeur captée par les entreprises. Le RSG, en tant que salaire social, correspondrait, de ce point de vue, à la rémunération de cette dimension de plus en plus collective d’une activité créatrice de valeur qui s’étend sur l’ensemble des temps sociaux en donnant lieu à une énorme masse de travail non reconnue et non rétribuée.

Le second point de vue renvoie, lui, au concept de travail productif pensé comme le travail producteur de valeurs d’usage, source d’une richesse échappant à la logique marchande et du travail salarié subordonné.

Notons le rapport à la fois d’antagonisme et de complémentarité que ces deux formes contradictoires de travail productif entretiennent dans le développement du capitalisme cognitif. L’expansion du travail libre va en fait de pair avec sa subordination au travail social producteur de valeur en raison même des tendances qui poussent vers un brouillage de la séparation entre travail et non travail, sphère de la production et celle de la reproduction.

La question posée par le RSG est non seulement celle de la reconnaissance de cette deuxième dimension du travail productif, mais aussi et surtout celle de son émancipation de la sphère de la production de valeur et de plus-value. A cet égard, pour reprendre l’expression de Gorz, « seule l’inconditionnalité du revenu pourra préserver l’inconditionnalité des activités qui n’ont tous leur sens que si elles sont accomplies pour elles-mêmes « (Gorz, 1997, pp. 143-144)

Le RSG, peut ainsi se révéler comme l’un des piliers d’une rupture avec l’actuel logique de régulation du capitalisme cognitif et favoriser la transition vers un mode de développement socialement soutenable fondée sur un système de savoirs ouverts et sur la primauté de formes de coopération et de production non marchandes. Il remplacerait la nostalgie d’un retour à un modèle fordiste de plein emploi par un modèle de pleine activité [26] construit sur la reconnaissance et la rémunération de l’ensemble des temps sociaux et des formes d’activité qui participent à la création de richesse. En somme, à l’heure de l’économie de l’immatériel et de l’intellectuel, la recherche d’un nouveau plein emploi n’a plus besoin de passer par une politique volontariste de nouveaux ateliers du travail, voire par une sorte d’économie keynésienne de guerre rétablissant à tout prix la norme du plein emploi salarié. Elle peut en revanche passer par la reconnaissance et la libération du potentiel inscrit dans une coopération du travail libre et non marchande, à condition de s’affranchir de cette véritable « pensée unique « qui consiste à n’accorder qu’au seul travail subordonné et marchand le statut de travail productif [27].

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Annexe : Un exemple de lecture hâtive et déformante

Dans un article consacré à la critique de l’hypothèse du capitalisme cognitif, Husson (2003) donne l’exemple type d’une lecture hâtive et déformante.On se bornera ici à ne relever que deux points parmi les plus significatifs et qui concernent le rapport entre la théorie de Marx et l’hypothèse du capitalisme cognitif.

1.Husson, en faisant indirectement référence à un article (Herrera et Vercellone, 2003) paru dans l’ouvrage Sommes-nous sortis du Capitalisme Industriel ?, stigmatise les prétendus contresens de notre lecture de la thèse marxienne du general intellect. Il écrit :

« La théorie du capitalisme cognitif se réclame de Marx, et particulièrement de ces pages des Grundrisse où il parle de general intellect. Nous avons déjà discuté cette lecture à notre sens fautive, mais des contributions plus récentespermettent de mieux identifier l’erreur fondamentale sur laquelle repose cette interprétation. Le Capital, explique Marx, « donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature, comme à celle de la combinaison de la communication sociales pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui y est affecté « . On dirait une anticipation géniale du capitalisme cognitif et les cognitivistes utilisent évidemment cette référence comme l’annonce prémonitoire d’un nouveau mode de fonctionnementducapitalisme.Mais(ajoute Husson) c’est un contresens absolu. Car ce n’est chez Marx que l’un des termes d’une contradiction. En effet, le capital persiste à vouloir « mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi crées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créée « . Le capital cherche à instrumentaliser les « forces productives et les relations sociales « comme « des moyens de produire à partir de la base bornée qui est la sienne « . Or, il se trompe : « en fait elles sont les conditions matérielles pour faire sauter cette base « , (Husson, 2003, p. 4)

On ne peut que remercier Husson pour cette précision lumineuse ! Dommage que cette même thèse soit développée sans ambiguïté et de manière approfondie dans le texte qu’il soumet à son « acerbe « critique.

Nous avons là l’impression de nous trouver face à une exemplification de la méthode qui consiste à omettre une partie de l’analyse de la thèse critiquée pour la retourner contre elle-même.

Quoiqu’il en soit, si Husson, au lieu de faire confiance à ses désirs et à ses préjugés, avait vraiment pris le temps de lires les textes en question, et notamment les contributions les plus récentes, il n’aurait pas pu ne pas remarquer deux passages de l’article de Herrera et Vercellone consacré à l’hypothèse du general intellect dans l’ouvrage Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?

Les passages en question sont les suivants :

« Après la subsomption formelle et la subsomption réelle, l’émergence historique de la nouvelle étape de la division du travail du general intellect peut alors être interprétée comme l’ouverture d’une crise de transition très complexe, marquée par deux contradictions :

La première résulte du contraste entre, d’une part, le déplacement de la notion de travail productif qui va de pair avec une économie fondée sur le rôle moteur du savoir, et, d’autre part, la logique du capital dont « la tendance est toujours de créer d’un côté du temps disponible et, d’un autre côté de le convertir en surtravail «  [28].

La deuxième résulte de ce que dans le general intellect, lorsque le savoir se diffuse et « n’a plus de propriétaire «  [29] (contrairement à ce que postulent et visent les théoriciens de la croissance endogène), le capital ne peut plus construire une nouvelle « ossature objective indépendante « à travers un approfondissement ultérieur de la logique smithienne de la division capitaliste du travail opposant conception et exécution. Aussi la subsomption du travail est-elle à nouveau formelle en ce sens qu’elle repose essentiellement sur un rapport de dépendance monétaire du salarié dans le procès de circulation.

Cette grille de lecture permet aussi de comprendre comment la précarisation des conditions de rémunération et d’emploi qui caractérise le post-fordisme n’a rien d’une logique économique inéluctable. Le sens historique de ces tendances consiste plutôt à faire réémerger avec force la nature première du rapport salarial : celle d’être une contrainte monétaire faisant de l’emploi salarié la condition d’accès à la monnaie, c’est-à-dire à un revenu rendu entièrement dépendant des dépenses et des anticipations des capitalistes concernant le volume de la production et de l’emploi « (Herrera et Vercellone, 2003, p. 38).

Cette idée est précisée dans les conclusions de ce même article consacré aux Grundrisse, lorsque l’on note de quelle manière le capitalisme de l’ère du general intellect :

« loin d’éliminer les contradictions et antagonismes, les déplace et, dans une certaine mesure, en exacerbe leurs enjeux. En suivant Marx, on peut ainsi caractériser certains termes nouveaux du rapport capital/travail dans le capitalisme cognitif (...) (parmi lesquels se trouve justement le constat selon lequel) dans le capitalisme du general intellect et de la valeur-savoir, le rapport capital/travail est soumis à deux autres nouvelles sources de conflits : d’une part, en raison même de l’effritement des frontières traditionnelles entre la sphère de la reproduction et celle de la production directe, l’exploitation de la valeur d’usage de la force de travail s’étend sur l’ensemble de la journée sociale ; de l’autre, la tentative du capital de maintenir en vigueur la loi de la valeur-temps de travail direct en dépit de sa crise, conduit au chômage et à la dévalorisation de la force de travail. D’où le paradoxe actuel de la pauvreté au sein de l’abondance dans une économie où la puissance et la diffusion des connaissances entre en contraste avec une logique d’accumulation dans laquelle s’estompent les frontières entre rente et profit, alors que les nouveaux rapports de propriété sur le savoir en inhibent le progrès par la création d’une pénurie artificielle des ressources « . (ibidem, p. 53)

2.Husson, toujours page 4 de son article, m’accuse par ailleurs d’effectuer « une bourde stalinoïde « , en extrayant de mon article sur le revenu social garanti un passage qu’il fait passer à tort comme un commentaire de Marx.

Dans ce passage, que je cite ici en entier, je ne faisais guère référence à Marx.

Je me bornait à opérer le constat selon lequel la montée du savoir et de l’immatériel détermine la crise de « la théorie de la valeur selon laquelle le temps de travail immédiat consacré directement à une activité de production matérielle est la principale source productive du travail humain, sa mesure permettant d’établir un rapport proportionnel entre rémunération et effort individuel «  [30].

La référence ici n’est pas, bien évidemment, Marx, mais la tradition smithienne et ricardienne, dans laquelle se trouvent, à mon sens, les piliers de l’approche dominante de la valeur et de la répartition propre au capitalisme industriel. Cette problématique était annoncée de manière claire et nette, sans ambiguïtés possibles, dès l’introduction de mon article, que je retranscris ici (note comprise) pour enlever tout doute résiduel :

« Par la théorie smithienne de la croissance et la théorie ricardienne de la répartition, les pères fondateurs de l’économie politique ont essayé de représenter, dans un modèle théorique relativement simple, la logique de fonctionnement du capitalisme issu de la première révolution industrielle [31] « .

Si Husson avait lu attentivement l’article en question (au lieu de le survoler pour piocher de manière arbitraire et maladroite des passages jugés ad hoc), il aurait pu éviter cette bourde « sur les soi-disant bourdes des autres « et éviter aussi d’utiliser des termes pour le moins décalés. Il aurait pu également faire preuve de davantage de rigueur et de pertinence dans sa critique.

Mais, Husson est un habitué de ce type de méthode. Preuve en est son ouvrage Le grand bluff capitaliste. Dans la section consacrée au capitalisme cognitif, il cite et critique Negri sur la base d’une référence bibliographique erronée, ce qui en dit loin sur le sérieux de ses lectures. A la page 124, il cite Negri : « Vingt thèses sur Marx « in Marx au-delà de Marx. Raté ! En fait, il s’agit de deux contributions différentes de Negri, la première étant un article publié en 1997 dans un numéro spécial de Futur Antérieur, la deuxième un ouvrage publié en 1979 chez Christian-Bourgois et réédité par l’Harmattan en 1996 (sic !).

[1] Une première version de ce papier a été présentée aux 3ème journées du LAME « Les transformations du capitalisme contemporain, faits et théories : état des lieux et perspectives« , 31 mars au 2 avril 2004. Cette communication comprend quelques extraits d’articles rédigés en collaboration avec Didier Lebert cités en bibliographie.

[2] MCF, Université de Paris1 Panthéon-Sorbonne, Matisse, CNRS UMR n°8595.

[3] En effet, un grand nombre d’analyses en présence appréhendent la mondialisation financière comme le résultat de l’écroulement du système de Bretton-Woods qui au sens de R. Reich avait marqué l’apogée du « nationalisme économique « .

[4] A cet égard, l’analyse de ce véritable laboratoire social de la crise du fordisme que fut le cas italien est particulièrement parlante (Revelli, 1988)

[5] Cette interprétation de la tendance à l’autonomisation de la finance est sur bien des aspects proche de celle de Colletis (2004). Selon lui « un tel mouvement vient moins de la sphère financière elle-même qu’il n’est le résultat des contradictions croissantes entre l’économique et le social... « .

[6] Elles ne peuvent donc pas être déduites, quasiment trait pour trait, de l’ancien modèle de l’âge d’or de la croissance fordiste comme ce fut le cas pour les premières théorisations d’un modèle d’accumulation flexible.

[7] Nous avons là certaines facteurs socio-économiques expliquant les désillusions concernant le potentiel d’expansion marchand de la Net-Economy qui ont conduit à la crise du Nasdaq.

[8] A ce sujet cf. aussi Guellec (2002) et Herrera et Vercellone (2003).

[9] Les termes EFS (Guellec, 2002) et EFC (Foray, 2000) sont souvent utilisés comme synonymes, bien que cette assimilation ne vas sans poser de problèmes (Gorz, 2003). Cette question terminologique complexe ne pourra pourtant pas être abordée dans le cadre de cet article. Dans la suite de cet article nous utiliserons le vocable de EFC.

[10] Cette tendance à la hausse du capital intangible aurait commencé, selon Foray et Lundvall (1997) à partir des années 1920, en concomitance avec les nouvelles formes d’organisation industrielles étudiées par Chandler (1977).

[11] Antonio Negri, « Vingt thèses sur Marx « , in Michel Vakaloulis et Jean-Marie Vincent (éds.),Marx après les Marxismes, Tome 2, L’Harmattan, Paris, 1997, pp. 333-372.

[12] Cette dynamique exprimerait selon Marx la manière dont « Le capital travaille à sa propre dissolution en tant que forme dominante la production « (p. 188).

[13] Ibidem, p. 200.

[14] Aussi le capitalisme cognitif, comme ce fut le cas pour le capitalisme industriel, pourrait-il s’articuler à différents régimes d’accumulation et modes de régulation. Nous avons là l’une des questions centrales du programme de recherche autour de l’hypothèse du capitalisme cognitif. Signalons d’emblée que la réponse de. Gorz (2003) à cette question semble être négative, comme le suggère l’expression selon laquelle le capitalisme cognitif est la crise du capitalisme lui-même.

[15] Pour une périodisation plus complète et plus détaillé sur ces dimensions complémentaires, je me permets de renvoyer à Vercellone (1999)

[16] Rappelons à ce propos que cinq formes institutionnelles principales peuvent être identifiées pour définir la manière dont les invariants les plus fondamentaux du système capitaliste ne peuvent se reproduire qu’à travers des altérations historiques permanentes : les configurations du rapport salarial, les formes de la contrainte monétaire, les formes de la concurrence, les modalités d’adhésion au régime international, les formes de l’Etat (Boyer, 1986).

[17] Et dans une mesure beaucoup moins importante celle de la manufacture rassemblée.

[18] Elle résulte de l’asymétrie fondamentale qui dans une société capitaliste divise les individus selon les modalités de leur accès à la monnaie et donc à un revenu. Il s’agît du clivage qui oppose ceux qui, comme les capitalistes et les rentiers, accèdent à la monnaie et donc à un revenu indépendamment de leur travail, d’une part et les individus qui sont obligés de vendre leur force de travail, d’autre part. L’accès à la monnaie, dans ce dernier cas, passe donc par l’emploi, c’est-à-dire par un revenu de travail, en principe, entièrement dépendant des anticipations des capitalistes concernant le volume de la production rentable, c’est-à-dire de la demande effective.

[19] Ce concept est utilisé pour caractériser dans le long terme l’avènement d’un modèle anthropogénétique « au sens général où éducation, santé et culture représentent une part déterminante de la production et plus encore façonnent le mode de vie « (Boyer, 2002, p. 182).

[20] Pour ce concept cf. aussi Boyer (2002).

[21] Cette évolution pose de redoutables problèmes d’adéquation du système de comptabilité nationale et des politiques économique (Guellec, 2002, p.138). Pour ne prendre qu’un exemple, les dépenses en éducation sont toujours considérées comme une consommation, alors que si l’on tirait toutes les conséquences d’une analyse en termes d’EFC, elles devraient être considérées comme un investissement social dans les hommes trouvant sa contrepartie dans un revenu garanti assurant la formation permanente et le libre accès au savoir (Vercellone, 2003b, d).

[22] Ainsi l’injonction « Sois spontané, impliques-toi comme s’il s’agissait de ton activité propre ... ne peut pas être exécutée, car obéir à un ordre est le contraire de la spontanéité « (Gazier, 2003, p.27).

[23] Par le concept d’hégémonie, il ne faut pas comprendre une dimension purement quantitative, mais le type de division du travail et la composition de la force de travail sur laquelle repose tendanciellement la valorisation du capital. Pour illustrer cette idée par une approche historique comparative, nous pouvons songer au fait que, lors de l’essor de la première révolution industrielle en Angleterre, le factory system s’est affirmé comme le modèle productif dominant, même si, d’un point de vue quantitatif, ce n’est que vers la deuxième moitié du XIXème siècle que le nombre d’effectifs employés dans les fabriques dépasse celui du putting-out system.

[24] Sur ce point ainsi que pour une présentation plus développée des alternatives à l’actuelle logique de régulation du capitalisme cognitif dans son versant néo-libéral, je renvoie à Vercellone (2003d).

[25] CF. Monnier et Vercellone (2004) pour une présentation plus détaillée de la proposition de RSG. Celui-ci est conçu comme un revenu primaire cumulable avec d’autres revenus d’activités et de patrimoine ainsi que les principaux transferts sociaux à la base de l’organisation actuelle de la sécurité sociale et de l’assurance chômage. Reconnaissance et contrepartie d’un travail social aujourd’hui non rémunéré, le RSG devrait par ailleurs être associé à une CSG, une CRDS et/ou à une cotisation sociale contribuant au financement des autres volets de la protection sociale. Dans cette communication, nous montrons aussi certaines conditions susceptibles d’assurer la faisabilité financière d’un RSG pour un montant fixé à la moitié du salaire médian.

[26] Le terme activité est ici employé dans un sens proche de celui de K. Marx lorsqu’il opposait les concepts de labor et de free activity. Il a donc, bien évidemment, une signification opposée à celle à l’origine de la proposition du RMA qui détourne le terme activité pour en faire une forme d’emploi salariée dégradée et somme toute dégradante.

[27] En somme, notre société n’est point la société de la fin du travail, mais celle de la crise d’un lien social construit autour de la norme du rapport salarial.

[28] Ibidem, p. 196.

[29] André Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Galilée, Paris, 1997, p. 18.

[30] Cela dit en passant, une formulation semblable du paradigme de la valeur caractérisant le capitalisme industriel est propre aussi à des auteurs comme Veltz, Zarifian ou encore Gorz qui, dans la première page de son dernier ouvrage, fait lui aussi directement référence à Smith.

[31] « La manufacture d’épingles comme modèle exemplaire des effets de la division technique du travail sur la productivité ; la théorie de la valeur temps de travail, faisant du travail direct et matériel la source et la mesure de la richesse ; l’identification de la richesse à la seule sphère de la production marchande ; les lois d’airains régissant la formation des salaires (au niveau de subsistance) ; l’apologie de la régulation concurrentielle du marché du travail et la dénonciation des effets pervers de tout mécanisme socio-institutionnel relâchant le lien entre accès au revenu et emploi : d’où la polémique contre les lois sur les pauvres et le système du revenu minimum de subsistance de Speenhamland ; l’opposition ricardienne entre salaire et profits, etc. Voilà certains piliers de l’approche par laquelle les classiques ont essayé d’intégrer dans un modèle unique les nouvelles normes de production et de répartition dont la révolution industrielle était porteuse « .


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