mardi 5 octobre 2004 par Patrick Dieuaide
Ces activités, subjectives par essence, mobilisent des moyens discursifs et langagiers, consomment des ressources cognitives, prennent du temps
P. Dieuaide [1]
Qu’il s’agisse de réparer une machine tombée en panne, de concevoir ou de mettre au point de nouveaux produits ou procédés techniques, de répondre rapidement à une demande personnalisée de produits ou de services, de plus en plus, le travail demande aux travailleurs un « détour de réflexion « ou, comme le dit Marx, une « activité personnelle « préalable nécessaire pour organiser voire inventer les moyens de leurs propres actions. Notons que ce réquisit, devenu explicite aujourd’hui à travers le discours sur les compétences ou encore sur le « knowledge management « n’est pas chose nouvelle. Depuis fort longtemps, l’écart mis en évidence par les sociologues du travail entre travail réel et travail prescrit devait pointer le rôle critique décisif joué par les « savoirs ouvriers « dans le fonctionnement des organisations tayloriennes.
Il n’empêche. Depuis un certain temps déjà, ce « détour de réflexion « fait débat. Certains y voient l’expression d’un régime spécifique, raffiné, de mobilisation de la force de travail, qu’il soit fondé sur la « coopération forcée « [2], la généralisation des principes du juste-à-temps et du « teamwork « [3] ou bien encore sur des formes rénovées de mise au travail fondées sur l’adhésion ou l’implication subjective [4]. D’autres y décèlent l’émergence d’un nouveau régime de production des savoirs, de plus en plus intégré à l’industrie [5] et porteur d’un modèle de travail « indivis « , antinomique au modèle de l’opération taylorienne [6]. D’autres encore, y voient un « piège « ou une « fausse question « qui dissimule davantage qu’il ne les éclaire les limites de la sociologie du travail à s’interroger sur le processus de « fabrication des aptitudes « [7] ou encore à cerner le caractère nécessairement composite de l’activité humaine de travail [8].
Dans le cadre de cette contribution, on se propose de poursuivre ce débat en s’interrogeant sur le sens de ce « détour de réflexion « comme modalité singulière de conception, d’organisation et de mise en oeuvre du procès de travail au sein des entreprises. A regarder de près en effet, ce « détour de réflexion « recouvre une foule d’activités intermédiaires de production et d’échange, sans rapport direct avec le processus de fabrication des produits, comme celles par exemple de s’informer, de dialoguer ou encore de juger ou d’évaluer. Ces activités, subjectives par essence, mobilisent des moyens discursifs et langagiers, consomment des ressources cognitives, prennent du temps. Elles décrivent les contours d’une « division cognitive du travail « [9] à l’intérieur de laquelle les individus circulent et coopèrent entre eux pour la production de connaissances nouvelles ou de savoirs faire spécifiques. Bref, ce « détour de réflexion « renverrait à un moment productif intermédiaire inédit, constitutif d’une dynamique endogène de formation et de développement d’une puissance intellectuelle de travail singulière, car toujours contingente à une situation de travail donnée. Autrement dit encore, par le truchement des connaissances produites « en situation « , le procès de travail deviendrait l’enjeu d’une transformation profonde de la manière dont s’organise le procès de mise en valeur des capitaux productifs. Telle est succinctement l’hypothèse que nous développerons dans le cadre de cette contribution.
Pour ce faire, nous procéderons en trois temps. Dans une première partie, nous présenterons quelques uns des principaux changements macro-structurels susceptibles d’éclairer, selon nous, les conditions de passage d’un régime de « travail contraint « à un régime de « travail libre « (ou free activity pour reprendre les termes de Marx). Puis, nous discuterons du sens et de la portée de cette mutation en s’interrogeant sur l’articulation de cette nouvelle forme sociale de travail, étroitement liée au développement des rapports de coopération, avec la contrainte de mise au travail organisée par le rapport salarial. Enfin, nous ouvrirons quelques pistes de réflexion au sujet de la manière dont la free activity s’inscrit dans le champ de la valorisation capitaliste. Concernant ce dernier point, nous limiterons nos propos à établir un simple rapprochement entre le développement de produits et de logiques productives de plus en plus intensives en connaissances et le développement de la finance.
Pour clore ces remarques introductives, précisons que ces quelques éléments d’analyse s’inscrivent dans le cadre d’une réflexion plus large et collective relative aux processus économiques et sociaux de transition du capitalisme industriel vers un « capitalisme cognitif « dont la dynamique historique chercherait à placer la mobilisation, la production et la valorisation des connaissances au coeur de l’accumulation du capital. Parties prenantes de ce programme de recherche, les quelques réflexions qui suivent s’inscrivent dans la continuité des travaux déjà engagés sur ce thème [10].
Dans le capitalisme cognitif, la « free activity « est première, la mise au travail seconde
Comme le suggère la série d’exemples évoqués en introduction, nombreuses sont les situations où le travail, dans ses déterminations concrètes, n’a rien d’immédiat mais se présente au contraire comme un « problème à résoudre « quant au forme d’engagement et de mobilisation des capacités de travail des individus. Plus généralement, dans un régime d’accumulation tiré par l’innovation et le développement des activités de services, on peut supposer que ces situations d’indétermination sont devenues la règle plutôt que l’exception. Il en découle un rapport des individus au travail s’inscrivant à rebours des principes tayloriens de planification et de prescription des tâches. Sur ces bases en effet, il revient à l’individu lui-même de fournir l’effort de connaissance et de conception pour définir et organiser les moyens de ses propres actions. Or ce « rapport à soi « fonde, croyons-nous, l’idée d’un renouveau de la notion de free activity que l’on peut caractériser en première approximation comme l’expression directe de l’intelligence et de l’initiative des travailleurs. Plus fondamentalement, la free activity correspondrait à un mode spécifique d’intervention des individus « en situation « , où il s’agirait non seulement d’être capable de jugements et de diagnostics sur ces situations, mais aussi de concevoir et de mettre en oeuvre des solutions appropriées aux circonstances du moment.
Cette caractérisation du rapport des individus au travail n’est pas sans fondement. D’un point de vue théorique, celle-ci s’inscrit en filigrane dans le droit fil de la thèse de la disjonction entre le travail de l’homme et le travail de la machine forgée par P. Naville dès les années soixante [11]. En effet, pour P. Naville, cette disjonction liée au développement de l’automation des moyens de production (et portée aujourd’hui à son plus haut point avec la diffusion massive des TIC) permet une désynchronisation spatiale et temporelle des conditions d’emploi des machines de celles des hommes. Ouvrant par cela-même un espace d’autonomie de nature à permettre aux individus de travailler par eux-mêmes, ces derniers se voient dans la possibilité de construire et de coordonner « librement « leurs actions ; « librement « , c’est-à-dire d’agir dans des rapports de travail déconnectés du système de qualification requis par le fonctionnement des machines et au regard desquels la conduite de leurs actions, qu’elles soient individuelles ou collectives, repose fondamentalement sur l’intelligence de leurs auteurs et des savoirs qu’ils détiennent. D’un point de vue empirique, il suffira pour notre propos de se reporter aux analyses de terrain de A. Hatchuel et B. Weil sur les système-experts [12] ou encore aux situations de travail prises en exemple par P. Zarifian dans les secteurs de l’industrie et des services les plus taylorisés [13] (l’automobile et les centres d’appel) pour se convaincre que ces modalités d’action font de la free activity une forme sociale de travail qui n’est pas réservée à une élite du salariat (management, recherche) mais se manifeste dans un large spectre d’activités, de métiers ou de professions.
Une seconde justification de la free activity peut être recherchée dans ses finalités pratiques, lesquelles doivent être rapprochées d’un changement radical de définition et de construction de la performance économique des entreprises. En particulier, dans un environnement de marché dominé par un régime de concurrence fondé sur l’innovation intensive, pèse continuellement sur ces dernières une quasi « obligation d’invention « . D’un côté, cette exigence conduit les entreprises à s’intéresser activement aux connaissances, à chercher à comprendre comment elles se forment, qui les détient et comment il convient de les sauvegarder. De l’autre, la pression de la concurrence par l’innovation conduit à une accélération de l’obsolescence et du renouvellement des produits et des techniques. Les entreprises sont donc conduites à se projeter dans un futur radicalement incertain, à forger des anticipations sur un horizon temporel de gestion de plus en plus court et à s’en remettre à des décisions fondées de plus en plus sur des conjectures, des croyances ou encore des logiques mimétiques ou d’opinion dont on sait, depuis Keynes, qu’elles ne recèlent aucune force endogène de stabilisation. C’est pourquoi, les buts du travail poursuivis et les moyens requis pour les atteindre, ne sont jamais totalement fixés ou maîtrisés par les directions. De fait, au regard de ces évolutions, la free activity peut être considérée doublement : comme une alternative à des processus internes de décision et de gestion fondés sur l’autorité et la hiérarchie ; comme une solution visant à pallier une certaine forme d’ignorance ou de méconnaissance des firmes de leur environnement externe (marché du travail et marché des biens), en particulier pour concevoir et organiser les bons appariements entre technologies et qualifications, produits et marchés.
Sur ces bases, la free activity peut être définie par trois dimensions essentielles :
Le free activity consiste en un « agir « imprescriptible car toujours contingent à une situation de travail donnée. C’est donc un travail investi d’une temporalité propre. Pour reprendre une terminologie forgée par P. Zarifian , la free activity repose sur une dynamique de l’action qui substitue au « temps de travail « nécessaire à la fabrication d’une marchandise particulière, le « temps du travail « [14] que demandent l’organisation, la conception et la mise en oeuvre des moyens (solutions) pour la réalisation d’une activité ou d’une production donnée.
La free activity est la manifestation concrète d’une mobilisation continuelle de la volonté, du physique, de l’intelligence et plus largement de la personnalité des individus. Plus précisément, la free activity recouvre une palette d’activités, d’attitudes et de comportements dont la finalité ultime réside dans la production et la mise en oeuvre de solutions ou de capacités d’action singulières, personnalisées. C’est donc un travail « sous laquelle se cristallise toutes les dimensions de la vie sociale, de l’économie, de la culture et de la politique « [15].
Lafree activity peut se décliner en une infinité de sous-ensembles de travaux selon le type dominant de ressources cognitives mobilisées par les individus dans l’action. De façon pragmatique et nous en tenant à un découpage fondé sur les capacités socio-cognitives les plus élémentaires des individus, on peut distinguer : le travail corporel, le travail affectif, le travail intellectuel [16]. On peut établir également une typologie plus immédiate selon les différentes qualités manifestées par les individus dans le travail, comme par exemple dans l’étude de G. Garel et C.Midler sur le métier d’emboutissage [17], la « capacité à comprendre les autres « , la « capacité d’évaluer et de négocier des options « ou les « compétences techniques « détenues par les professionnels engagés.
La free activity marquerait ainsi le « retour du travail au travailleur « pour reprendre l’expression heureuse de P. Zarifian [18]. Son développement s’inscrirait dans un mouvement de réappropriation du contenu du travail. A ce titre, la free activity est source de « mieux être « , voire d’émancipation. Pour autant, ce mouvement de réappropriation n’élimine en aucune manière la contrainte au rapport salarial (voir point suivant). Mais il ne s’y plie pas non plus. Pour ainsi dire, l’émergence de la free activity s’inscrit dans un processus de travail médiat de construction, d’agencements ou de combinaisons des capacités productives des individus, qui est et n’est pas sous l’emprise du salariat : il l’est formellement ou par destination, comme prérequis à l’ouverture ou à la poursuite du procès de valorisation des capitaux productifs. Sous cet angle, on peut dire que la free activity n’échappe pas à une certaine forme de subordination tenant à l’impossibilité pour les travailleurs de disposer librement du produit de leurs travaux ; il ne l’est pas, dans ses modalités concrètes, comme processus autonome de mobilisation et d’engagement des individus sur des objectifs intermédiaires de production et d’échange qui jalonnent le procès de travail et qui constituent autant de moments aporétiques de libre expression de la volonté des individus dans l’organisation et la conduite de leurs actions.
Dans le capitalisme cognitif, les déterminations du travail productif ne coïncident plus avec la contrainte de mise au travail organisée par le rapport salarial
1. Dans un article datant du milieu des années 70, M. Aglietta faisait remarquer que chez Marx, à la différence des classiques, « le travail n’est pas naturellement englobé dans le capital sous la forme du travail salarié. Au contraire, précisait-il, le capital est issu du travail selon un rapport d’appropriation spécifique « [19]. Sur ces bases, l’auteur devait fonder le concept de travail productif (comme travail producteur de plus value) directement à partir de la scission introduite par le rapport salarial « entre le procès de travail et son but, le produit « (Ibidem). Ainsi, la notion de travail productif devait-elle jouer un rôle central dans l’analyse des formes et de la dynamique de l’accumulation du capital, en permettant notamment d’articuler très étroitement l’analyse de l’évolution et de la répartition des gains de productivité avec la formation et le développement d’une norme sociale de consommation impulsée par la généralisation du rapport salarial.
De fait, la problématique du travail productif dans l’analyse de l’ école de la régulation reposait sur une étude minutieuse des interactions du procès de travail avec le processus monétaire de formation des revenus salariaux. Ce « couplage « faisait du progrès technique d’un côté et des luttes sociales pour la transformation des conditions d’existence du salariat de l’autre les deux leviers régulateurs du processus de mise en valeur des capitaux. Dans ce cadre, les déterminations concrètes du travail productif sont essentiellement de nature technologique et institutionnelle (étatique et monétaire). Leur développement s’inscrit dans un processus d’endogénéisation croissante du cycle d’entretien de la force de travail aux schémas de reproduction du capital.
La force de la démonstration n’aura échapper à personne. Le résultat en est cependant une conception du travail productif qui ne fait pas suffisamment justice aux processus sociaux de coopération qui structurent la formation et le développement des collectifs de travail. Cette dimension a pu passer inaperçu du temps du fordisme, en raison notamment de l’emprise normalisatrice de la technologie et des institutions du rapport salarial sur la structure des qualifications, le contenu et l’organisation du travail. Depuis plus de vingt ans maintenant, la coopération dans le travail n’a cessé de prendre de l’importance dans le cadre de processus productifs de plus en plus dominés par des enjeux de qualité et des délais d’innovation.
2. En effet, dans les processus de compétition hors coûts, l’activité de travail est le plus souvent en prise directe avec le développement de marchés de biens et de services dont les cycles de vie s’avèrent de plus en plus courts et instables. La concurrence est ainsi déportée presque « mécaniquement « dirons-nous sur deux dimensions essentielles de la performance des entreprises : les délais et la qualité des rapports de coopération au sein des collectifs de travail. Ces deux dimensions ne sont pas équivalentes. Elles répondent même à des impératifs contradictoires :
La première dimension, longuement analysée par J.P. Durand [20], a contribué à la mise en place de schémas d’organisation (flux tendu, teamwork, modèle de la compétence) allant dans le sens d’une rationalisation extrême du temps de travail. Imposée sous la pression temporelle des marchés à tous les stades de la chaîne d’activités des entreprises, elle suppose un régime draconien de mobilisation de la force de travail fondée principalement sur l’ « implication contrainte « et la « coopération forcée « . Notons cependant que cette pression temporelle n’élimine nullement les marges d’autonomie et d’initiative dont les salariés peuvent se prévaloir dans l’exercice de leurs activités. Bien sûr, cette pression temporelle n’est pas sans effet sur la personne du travailleur (angoisse, stress...). Il n’en demeure pas moins que cette pression reste extérieure aux agencements concrets de l’activité transformatrice qu’est le travail. Cette particularité n’a pas échappé à J.P. Durand pour qui, la mise en oeuvre des fonctions psychophysiologiques permettant l’adaptation et la régulation au travail, non seulement n’appartient pas à la charge de travail mais au contraire la rend acceptable par le jeu social qu’elle autorise au niveau de l’ajustement des comportements des individus [21].
La seconde dimension renvoie à une nécessité « plus intérieure« de flexibilité et de polyvalence, directement au niveau de la capacité d’organisation des collectifs de travail à faire face à l’urgence ou encore à des situations de travail « non programmables « . Notons que cette capacité n’est pas donnée a priori, notamment par une prédisposition des salariés à se comprendre naturellement et à agir spontanément en nom collectif. Certes, il pourrait en être ainsi au regard par exemple de travaux de faible complexité. Mais il serait réducteur de faire de ces cas particuliers (valables notamment dans les industries d’assemblage) une généralité. Pour de nombreux autres cas, cette capacité suppose le développement d’une intelligence collective. Il s’agit là d’un impératif qui passe au minimum par la construction de relations interpersonnelles, de production et d’échange, structurées en son coeur par des rapports de confiance.
Ces deux dimensions de la performance ne se situent donc pas sur un même plan. S’il appartient aux entreprises d’en faire la synthèse pratique, l’exercice ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes. On peut comprendre en effet que l’exigence de faire « vite et bien « puisse être difficilement compatible avec celle de « réfléchir et de comprendre avant d’agir « . De fait, cette tension entre le dedans des rapports de travail et le dehors de leurs rapports avec le marché est, pour les salariés, la source de toutes les ambivalences, tant du point de vue de leur perception du travail que sous l’angle de la construction de leur identité professionnelle.
D’un point de vue plus théorique, cette tension peut s’interpréter comme l’expression d’une contradiction non régulée logée au coeur même du procès de travail. Au risque de schématiser, la contradiction tiendrait en ceci : alors que la pression des délais demanderait de disposer d’une force de travail qualifiée immédiatement opérationnelle, flexible et disponible à merci, a contrario, le travail développé collectivement dans les rapports de coopération demanderait à ce que cette même force soit formée « sur le tas « , au coeur même du procès de travail, au plus près de la personnalité et des savoirs déployés, transmis et accumulés par et entre les individus.
Là réside tout le problème mais aussi toute la différence d’avec la situation qui prévalait du temps du fordisme. Alors que sous le régime de travail fordiste, la formation des capacités de travail des individus était prise en charge, pour une large part, par le système de formation initiale, lequel demeurait en extériorité radicale vis-à-vis du procès de travail, il en va tout autrement aujourd’hui. La prégnance des rapports sociaux de coopération dans le travail fait émerger une contrainte nouvelle d’insertion professionnelle liée à l’affirmation de la collectivité comme unité de base de la production. Ce phénomène se lit de plus en plus clairement au niveau du marché du travail des jeunes où, de plus en plus, sous couvert de stages, de CDD voire même de CDI assortis de départs volontaires (cas des jeunes diplômés), l’on voit des individus chercher à travailler pour acquérir une expérience professionnelle.
Dans un tel contexte, la mise au travail n’a plus rien d’immédiat. Le ou les premiers emplois occupés ne peuvent plus être considérés, théoriquement tout au moins, comme de simples moyens directs de valorisation des connaissances et autre savoirs faire dont les individus seraient dépositaires. Plus finement, ces emplois successifs sanctionneraient la capacité des individus à établir une relation dynamique et cumulative entre les différentes formes de savoirs détenus et les compétences spécifiques requises par la variété des situations de travail imprimées par les mutations du système productif [22].
3. En résumé, il découle de nos propos que le procès de travail serait le siège de réquisits multiples, exclusifs mais inséparables les uns des autres. D’un côté, le marché demande à ce que le travail soit organisé et géré efficacement, à partir d’un certain nombre de correspondances réglées ex-post (contrôle qualité, normes ISO...) de manière à assurer la conformité d’une expérience ou d’un savoir donné à un résultat attendu, prévisible. De l’autre, le travail s’affirme au contraire comme une modalité singulière, libre et autonome, de production de compétences ou savoirs faire spécifiques à partir de forces de travail hétérogènes intégrées les unes aux autres par le biais des apprentissages.
Ces dynamiques, hétérogènes, sont lourdes de sens et d’implications du point de vue des déterminations du travail productif. Elles signifient en effet que le travail productif se définit autant, sinon davantage, par son inscription dans les rapports de coopération que par rapport à son rendement immédiat mesuré par le volume de travail direct matérialisé dans son produit. Or de ce point de vue, double, les déterminations du travail productif ne peuvent plus coïncider avec la contrainte de mise au travail comme celle-ci avait pu être organisée par le rapport salarial à l’époque fordiste. Il en est ainsi pour deux raisons au moins :
En premier lieu, les capacités productives des individus demandées par les employeurs sur le marché du travail n’ont aucune raison de correspondre a priori avec les qualifications spécifiques requises « en situation « puisque ces dernières, comme nous l’avons déjà évoqué, répondent de relations de production et d’échange développées dans le cours même du procès de travail. En d’autres termes, la force de travail a toutes les chances d’être peu lisible sur le marché du travail, sa valeur d’usage lui faisant tout ou partie défaut au moment où il s’agit de « passer contrat « en vue de sa consommation.
En second lieu, le déplacement du procès de développement de la force de travail sur le terrain même de sa consommation conduit à faire émerger une tension structurelle entre le temps consacré à la production de cette force (sous forme de connaissances et de savoirs faire) et le temps de consommation de cette même force par les directions d’entreprise qui en détiennent le droit d’usage. Cette tension met en évidence l’étroitesse de la « base « réelle et monétaire sur laquelle le travail des salariés est reconnu et rémunéré comme travail productif. En effet, en se produisant eux-mêmes (comme capabilities), les salariés ont toute légitimité pour revendiquer l’exclusivité des droits de propriété sur les connaissances et autres savoirs faire dont ils sont les auteurs et qu’ils ont développés et accumulés durant tout le temps qu’ils ont travaillé. En retour, cette légitimité se heurte à celle de l’ « homme aux écus « pour qui la « production de connaissances « et leur incorporationdans les produits, les technologies et les services font partie du travail qu’il est en droit de commander aux salariés. Cette légitimité, il la détient formellement en vertu des droits de propriété qu’il dispose sur leur force de travail et qu’il s’est procuré en toute légalité sur le marché du travail. De cette tension découle une crise larvée de la relation salariale dont la légitimité, comme médiation centrale du rapport capital-travail est minée par l’impossibilité d’établir un « régime d’accord « qui reconnaisseauxindividusune « autonomie productive et juridique « pour le temps d’activité que représente la formation, l’organisation et la gestion de leurs propres capacités.
On peut comprendre dans ces conditions que la contrainte de mise au travail organisée par le truchement du rapport salarial devienne non seulement inopérante mais plus encore contre-productive. En effet, à partir du moment où le développement de la force de travail s’inscrit sur le terrain même de la création de valeur et du capital, il devient évident que le rapport salarial, loin d’être le vecteur de l’intégration sociale comme au temps du fordisme, fonctionne à l’envers, comme une machine à exclure. L’exclusion vise ceux dont la productivité pour produire la connaissance de leurs propres actions est insuffisante. Ce phénomène se lit très clairement dans les statistiques du travail où, depuis la fin des années 70, l’on voit le salariat se vider progressivement de la composante la moins qualifiée de la population active. On notera par ailleurs que cette « déprolératisation « des rapports de travail s’accompagne en retour de la montée d’une élite intellectuelle et technicienne, diplômée, mobile et bien rémunérée, et de mieux en mieux insérée dans les rapports de propriété à mesure que les structures financières les y invitent (stock options, fonds de pension).
III. Dans le capitalisme cognitif, la circulation est le modus operandi de la création de valeur, elle va de pair avec le développement de la finance
1. Des réflexions qui précèdent, il découle que les rapports sociaux de coopération, en jouant un rôle préliminaire crucial comme détermination spécifique du travail productif, fait de la connaissance un objectif intermédiaire de production à part entière qui conditionne l’organisation et le bon déroulement du procès de travail. A ce titre, la production de connaissances introduit une temporalité autonome pour le salarié dans la formation et le développement de ses propres capacités.
Certes, et comme le souligne à juste titre A. Gorz, les salariés peuvent bien détenir des savoirs et même une culture commune forgés « en dehors du procès de production « [23]. On peut même ajouter, avec l’auteur, que rien ni personne ne peuvent prétendre que ces savoirs ou cette culture aient été acquis ou produits « en vue de leur mise au travail ou de leur mise en valeur « (Ibidem). Mais, objecterons-nous, les salariés n’entrent pas dans le champ des rapports sociaux de production la « tête vide « ; ils n’y entrent pas non plus avec des connaissances ou des savoirs faire qui soient nécessairement utiles à la réalisation immédiate d’un travail dont le contenu, en partie ou en totalité, est à inventer.
Plus précisément, il nous semble que A.Gorz et nombre de critiques de la thèse du capitalisme cognitif (voir T. Pouch et P. Rolle dans ce numéro) ne reconnaissent pas suffisamment l’importance que représente le déploiement sur le terrain d’une nouvelle norme sociale de travail. Cette norme, matérialisée par des formes originales d’implication et de mobilisation de la subjectivité des individus, met en scène de nouvelles identités professionnelles, de nouveaux comportements, de nouvelles représentations, en somme, de nouveaux modes d’action qu’on aurait bien tort de reconduire, sans vérification, dans la « moulinette « des abstractions théoriques bien établies (la valeur, l’exploitation....).
Une telle sous-estimation n’est pas sans incidence au plan de l’analyse : soit qu’elle conduise à rabattre la « production des connaissances « dans le champ de la production en général, au même titre que la production de fours électriques ou de machines à laver ; la connaissance devient alors un objet appropriable comme tous les autres ; soit au contraire qu’elle amène à projeter la « production de connaissances « dans un au-delà du capitalisme au motif que la connaissance, « nouvelle substance sociale commune à toutes les marchandises « et à ce titre substance de la valeur, n’est pas mesurable en unités abstraites simples [24], et donc marchandisable. Dans tous les cas, on perd la singularité du phénomène : on perd de vue le fait que la production de marchandises repose de moins en moins sur un travail immédiat construit sur des relations directes d’un travailleur pris individuellement avec des objets et des instruments de travail, et de plus en plus sur un « engagement raisonné « fait d’opérations intellectuelles démultipliées pour la constitution de capacités ou de savoirs faire spécifiques portés par les individus et dont les collectifs de travail sont d’emblée dépositaires. Est évacuée par la même occasion l’idée simple mais centrale à nos yeux selon laquelle la « production de connaissances « repose sur la médiation de collectifs de travail dont l’organisation et la gestion constituent une dimension clé du processus en cours de ré-intermédiation du marché du travail.
En un certain sens, l’irruption de la connaissance dans les rapports de travail laisse préjuger d’un déplacement radical et global des conditions infrastructurelles et institutionnelles d’organisation et de gestion du processus de mise au travail au sein des entreprises. En faire abstraction, c’est retourner, croyons-nous, aux vieilles antiennes du marxisme, en rabattant par exemple la question de la mobilité et de l’accumulation des compétences sur celle de la flexibilité et de la précarité. Plus fondamentalement, et comme se plairait à le dire une tradition bien établie du marxisme, c’est être amené à privilégier une lecture des mutations du capitalisme fondée sur le primat des rapports de domination sur la transformation des rapports de production. Ainsi, selon cette grille de lecture, fera-t-on le constat ou la démonstration que les savoirs sont de plus en plus assujettis à des impératifs de rentabilité économique et, avec eux, l’organisation et la gestion des laboratoires, des centres de recherches publics et privés, les universités ; de même, sera-t-on amené à analyser et à critiquer le processus d’extension de la sphère marchande à tout un pan des relations sociales et à des domaines d’activités jusque-là largement épargnés. Mais encore, dirons-nous. S’il s’agit de décrypter la subtilité du mode opératoire des institutions et des jeux d’acteurs qui organisent les rapports de domination pour ensuite affirmer qu’une fois étendue au champ des connaissances, la valeur reste la valeur, l’exploitation l’exploitation... et le capitalisme le capitalisme, la cause est entendue (!). Rabattue sur le « pouvoir démiurgique « du capital, la « nouveauté « est sacrifiée sur l’autel de la reproduction (simple ou élargie) du système. Les dynamiques de transformation, les processus de transition sont niés en leur essence même. Est niée du même coup la capacité politique d’une société à engendrer sa propre histoire.
2. Si les connaissances jouent un rôle décisif dans le procès de mise en valeur des capitaux productifs, la raison tient, croyons-nous, à ce que leur production demande l’ouverture d’un espace de circulation interne à la division du travail qui bouleverse en profondeur le procès de consommation de la force de travail. Cet espace n’a rien d’une abstraction théorique. Celui-ci peut se lire concrètement au niveau de la structure des organisations des entreprises, modelées depuis le milieu des années 80, par une série de réformes qui touchent trois principaux domaines [25] : l’intégration de la recherche à l’industrie, l’intégration des donneurs d’ordre et des fournisseurs (constitution de la firme réseau), l’intégration fonctionnelle interne aux entreprises.
Ces réformes ont en commun de favoriser le déploiement de rapports de travail spécifiques où des individus aux capacités cognitives et productives hétérogènes, venus d’horizons professionnels variés, se côtoient et se présentent les uns aux autres comme des médiations. En sorte que l’on ne peut plus discerner le travail de l’un du travail de l’autre. Le travail de l’un dépend du travail de l’autre et réciproquement. Plus précisément, les uns et les autres travaillent ensemble ou encore participent à la réalisation en commun d’un même travail. Ce qui en modifie profondément la nature dans la mesure où celui-ci s’inscrit non plus dans un rapport homme/nature mais dans un rapport direct des hommes entre eux [26] :
D’une part, le travail devient d’emblée un procès social ; plus exactement, le travail s’ouvre par un acte réflexif. Cette réflexivité n’est pas seulement interne à l’activité déployée par chaque individu partie prenante de ce procès. Elle n’est pas non plus assimilable aux multiples règles d’intervention et autres procédures de contrôle qui font toute l’épaisseur institutionnelle du rapport salarial. Cette réflexivité forme une « boucle de rétroaction « qui parcourt l’ensemble des activités de production et d’échange qui tissent les rapports sociaux de coopération. Elle constitue un moment décisif, interne au travail lui-même, de ré-appropriation des conditions sociales de la production. Ce moment est irréductible. Il est source d’autonomie et même, comme nous l’avons déjà évoqué, constitutif d’une certaine forme de liberté dans le travail.
D’autre part, ce procès est soutenu par des connaissances et des savoirs faire mais aussi par des représentations, des langages, des affects... dont la mobilisation « en situation « appelle une implication subjective forte. Plus précisément, la nécessité de se comprendre pour agir ensemble met en évidence le rôle crucial joué par les capacités langagières et discursives des individus pour tenter d’assurer une unité et une continuité dans le temps de ce procès. Aussi, le rôle de ces capacités est double. En premier lieu, leurs emplois permettent à chacun des participants de se forger une grille d’interprétation commune ou partagée, toujours révisable, à partir de ressources propres mises en commun (énoncés, solutions clés en main, réseaux d’activités, carnets d’adresses...) et ajustées directement les unes les autres ; en second lieu, elles sont un moyen de trouver un équilibre dynamique dans le schéma continu des interactions qui le constituent, en permettant notamment de réinvestir la part d’ignorance qui fait retour toutes les fois que la confrontation des individus à leurs réalisations fait problème.
Enfin, les connaissances et les savoirs faire partagés, repris, transformés par les protagonistes du procès de travail s’inscrivent dans une dynamique cumulative qui profite aussi bien au collectif qu’à l’ensemble de ses membres. Cette dynamique se traduit par une meilleure productivité des actions mises en oeuvre collectivement entre eux et aussi pour chacun des membres de ce collectif une meilleure efficacité et même un élargissement des possibles dans le choix, l’organisation ou l’invention de leurs ressources propres.
Ces particularités micro-sociales, internes au procès de travail, font de la circulation le modus operandi de la création de valeur : circulation des connaissances, des idées, des hommes eux-mêmes qui en sont les supports, pour la production de capacités spécifiques nécessaires en vue de l’accomplissement d’un travail ou d’une production donnée ; mais circulation aussi comme moment constitutif d’une dynamique productive qui subordonne l’accumulation du capital à une socialisation sans précédent du procès de consommation de la force de travail. Plus précisément, cela signifie, comme l’a fort bien remarquer J.M.Vincent, que « l’accumulation du capital doit faire fond sur une intellectualité de masse, sur des productions de connaissances qui s’entrelacent et se répondent dans une multiplicité de réseaux et de processus « [27].
Dans cette mesure, il serait bien aventureux de croire que le concept de valeur (et par extension, celui de capital) sorte indemne d’une telle transformation des rapports sociaux de production. En effet, la production de connaissances emprunte beaucoup dans ses caractéristiques structurelles au modèle de co-production propre à la relation de service. Aussi, créée dans l’implication réciproque des individus qui participent à la production des connaissances, la valeur recouvre une dimension sociale (ou cognitive) forte et irréductible. Elle est le résultat de ce que la force de travail des individus ne peut plus être séparée des processus de leur mise en relations et de leur combinaison.
Il en découle une difficulté structurelle de mise en valeur des capitaux productifs, tenant littéralement à un problème d’appropriation et de mise en oeuvre des connaissances incorporées dans les personnes. Cela tient, d’une part, à ce que ces connaissances dont la pérennité est liée au sort de la force de travail peuvent se perdre (cas de licenciement) ou encore devenir obsolètes économiquement (accélération des innovations de produits ou de procédés venue de la concurrence). Aussi, leur conservation dans le temps demande-t-elle à ce qu’elles soient codifiées ou que les personnels embauchés soient fréquemment renouvelés. Dans les deux cas, le processus de circulation est perturbé, ce qui ne manquera pas d’entraîner une moindre création de valeur (voire une perte absolue) en raison d’une réduction de la sociabilité et de la qualité des apprentissages que sous-tendent les processus cognitifs déployés dans les rapports de coopération. D’autre part, leur détention à des fins lucratives suppose que les pratiques et plus largement l’ensemble des représentations dont elles sont le produit soient tenus secret, et ceci contre la tentation de l’imitation. Or cette protection (notamment par le brevet) contrevient à leur propre développement lequel suppose qu’elles s’épanouissent dans le cadre de rapports sociaux de coopération qui en garantit la libre appropriation.
Ces difficultés mettent en évidence l’étroitesse de la base institutionnelle déployée par l’intermédiaire du rapport marchand et du rapport salarial face à la montée en puissance de logiques productives fortement socialisées. Sans nous étendre sur ce point qui mériterait de plus amples développements, nous bornerons nos propos à formuler le constat suivant :
C’est au monde de la Finance qu’il revient de valoriser les capacités cognitives immergées dans des rapports sociaux de coopération au sein des entreprises. Qu’il s’agisse de fonds de pension dans le portefeuille desquels les firmes sont gérées comme des stocks de compétences, de capital risque pour soutenir le développement d’un entreprenariat innovant (start up), des brevets multiples et variés comptabilisés au bilan des firmes comme des actifs immatériels ou des stock-options émises pour tenter de soudoyer les savoirs stratégiques d’une petite élite de la communication, de la finance et de la recherche, les innovations financières ne manquent pas pour essayer d’enclore la « société du savoir « dans des dispositifs institutionnels de gestion et de contrôle des capacités et des performances de l’action collective.
Cette dynamique est perverse. Si elle ne privilégie plus le contrôle direct des capacités de travail sur le lieu de travail, elle subsume a contrario la coopération et la production des savoirs qui en découlent dans un rapport direct à la création de valeur pour l’actionnaire. C’est là une manière extrêmement violente d’encastrer l’Economique et le Social. Mais il s’agit là aussi d’une transformation sans précédent de la manière dont la Société considérée dans son ensemble est appelée à s’impliquer dans l’organisation et le développement de la production. L’ « enveloppement « par la Finance d’une fraction de plus en plus large de l’espace du Social signifierait dans cette perspective la reconnaissance implicite du caractère directement productif pour les entreprises d’une part croissante des temps et des activités socio-cognitives qui structurent et organisent la vie individuelle et collective des individus.
Bien sûr, il s’agit là de considérations très générales qui mériteraient d’être précisées, en particulier aux niveaux des formes, des modalités et des limites concrètes du processus de constitution de la valeur et du capital, directement au regard des pratiques et des représentations qui se construisent dans le champ des rapports sociaux. Sous réserve de cette condition, la financiarisation n’en serait pas moins le témoin d’une forme inédite d’accumulation du capital dont les fondements reposeraient sur la création ou le redéploiement d’institutions et d’infrastructures (d’éducation mais pas seulement) dont la finalité serait de soutenir, d’orienter voire de normaliser le développement des capacités d’apprentissage d’un individu, d’un groupe ou d’une collectivité donnée.
Pour conclure, il n’est peut-être pas inutile de restituer nos propos dans le cadre plus large d’une réflexion engagée, avec d’autres, sur la dynamique de structure qui préside à l’émergence d’un « nouvel ordre productif cognitif « au sein des principaux pays de capitalisme développé.
Comme le montrent les travaux de F. Braudel, de P. Dockès ou d’I. Wallerstein, on ne peut résumer le capitalisme à ses formes industrielle et productive, a fortiori à un rapport social de production spécifique. Pour ainsi dire, le capitalisme n’a pas de visage ou de consistance propre a priori. Celui-ci peut s’accommoder de dispositifs de contrôle et de gestion multiples et variés, selon les régimes politique et juridique qu’il traverse, les contraintes sociales et idéologiques qu’il rencontre, l’état des techniques, le type de ressources exploitables... Son histoire est celle d’un rapport social d’appropriation qui peut tout autant mettre à profit les rapports de travail hérités des sociétés traditionnelles ou même de type esclavagiste [28] que de composer avec les valeurs et les modes de vie des populations laborieuses (actions de bienfaisance, défense de la moralité ouvrière...). Plus largement, la dynamique du capitalisme est analysée dans ces différentes approches comme un processus historique en perpétuelle structuration et déstructuration [29]. Sa « matérialisation « dans différentes « instances « de pouvoir et de régulation apparaît toujours comme le résultat d’un équilibre précaire entre des hiérarchies et des forces sociales en mouvement.
Dans cette perspective, l’expression de « capitalisme cognitif « ne serait rien d’autre que la tentative de caractériser une dynamique de développement qui prend appui sur les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme industriel et les formes institutionnelles qui les codifient à un moment donné de son histoire, mais qui ne s’y réduit pas. En quelque sorte, l’histoire présente et à venir du capitalisme cognitif serait celle d’une trajectoire ou d’une ligne de fuite qui couperait « au plus court « dans les médiations, les formes d’organisation et les capacités productives existantes et poursuivrait sa course dans les espaces insondés des relations sociales et productives de la vie personnelle, artistique et collective des individus. Sa dynamique imposerait une nouvelle norme de valorisation qui passerait par un redécoupage des frontières du capital avec le Marché, la Société et l’Etat. Elle traduirait, pour faire bref, un bouleversement lent mais irréversible des conditions sociales générales de la production. Ces conditions qu’il conviendrait d’expliciter analytiquement et empiriquement laissent deviner un double processus : un processus d’approfondissement de la contrainte monétaire qui subordonne au mouvement de l’accumulation du capital une masse toujours plus importante des revenus issus du travail de la société ; un processus de ré-intermédiation des rapports de travail qui libère les capacités productives des individus du carcan des réglementations et des formes de contrôle forgées au plus fort de la domination du salariat.
[1] Laboratoire Matisse, Université de Paris 1, dieuaide@univ-paris1.fr
[2] Coutrot Thomas, L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ? La Découverte, 1998.
[3] Jean Pierre Durand, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Seuil, 2004.
[4] Danièle Linhart, Les nouvelles formes d’organisation du travail : vers la fin du taylorisme ?, Cahiers de l’IAURIF, n° 131-132, pp.67-72.
[5] Pierre Veltz, Le nouveau monde industriel, Le Débat, Gallimard, 2000.
[6] Pierre Veltz, Philippe Zarifian, Vers de nouveau modèle d’organisation ?, Sociologie du travail, n°1, 1993, pp 3-25.
[7] Marcelle Stroobants, Savoir-faire et compétences au travail, Editions de l’Université de Bruxelles, 1993.
[8] Pierre Rolle, Où va le salariat ?, Editions Page deux, 1997.
[9] Philippe Moati, El Mouhoub Mouhoud, Information et organisation de la production : vers une division cognitive du travail, Economie Appliquée, tome XLVI, n° 1, 1994, pp. 47-73.
[10] Voir par exemple, Christian Azaïs, Anonella Corsani, Patrick Dieuaide (Eds), Vers un capitalisme cognitif, L’harmattan, 2001 ; Carlo Vercellone (Ed.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ? , Ed. La Dispute, 2002 ; Corsani A., Dieuaide P., Lazzarato M., Monnier J.M., Moulier-Boutang Y., Paulré B., Vercellone C., Le capitalisme cognitif comme sortie de la crise du capitalisme industriel. Un programme de recherche, Forum de la Régulation, Ecole Normale Supérieure, octobre 2001, 39 p.
[11] Pierre Naville, Vers l’automatisme social ?, NRF, Gallimard, 1963, p. 188 et sq.
[12] Armand Hatchuel, Bruno Weil, L’expert et le système, Economica, 1992.
[13] Philippe Zarifian, A quoi sert le travail ?, La Dispute, 2003.
[14] Philippe Zarifian, op.cit.
[15] François Dubet cité par Gilbert de Terssac in Vers une sociologie des activités professionnelles ?, Actes des IXème Journées de Sociologie du Travail, Contraintes, Normes et Compétences au travail, Atelier 1, novembre 2003, p. 505.
[16] Cette trilogie recoupe les trois types de « travail immatériel « proposé par A.Négri et M.Hardt que sont : le travail informatique et de communication, le travail affectif, le travail in bodily mode ; voir Antonio Négri, Michaël Hardt, Empire, Exils Editeur, 2000 p. 357 et sq. ; on remarquera également que ce découpage couvre un champ d’activités beaucoup large que celui retenu par R. Reich dans ses analyses des mutations du capitalisme. Sous la figure du « manipulateur de symbole « , l’auteur fonde ses analyses sur la centralité du travail intellectuel fourni par une petite élite appartenant aux secteurs de l’informatique, de la communication et de la finance. Voir Robert Reich, L’Economie mondialisée, Dunod, 1997.
[17] Gilles Garel, Christophe Midler, Concourance, processus cognitifs et régulation économique, Revue Française de Gestion, n°104, juillet-août1995, pp.86-101.
[18] Philippe Zarifian, Sur la question de la compétence, Annales des Mines, n°62, décembre 2000, pp.25-28.
[19] Michel Aglietta, Quelques réflexions sur le travail productif, Revue économique, n° 1, 1977, p.139
[20] Jean Pierre Durand, op.cit.
[21] Jean Pierre Durand, op.cit., p.299 et p. 300, nous résumons.
[22] Patrick Dieuaide, La relation d’emploi à l’épreuve des savoirs. Le cas des jeunes diplômés, Communication au colloque Education, formation et dynamique du capitalisme contemporain, Laser-IRD et ART François Perroux, Université de Montpellier I, juin 2004, 20 p.
[23] André Gorz, L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003, p. 40.
[24] André Gorz, op.cit., p. 34.
[25] Jean Pierre Durand, op.cit., chapitre 1.
[26] George Benguigui, Travail et classes moyennes, Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. LXXXIX, 1990, p. 265
[27] Jean Marie Vincent, Sortir du travail, Futur Antérieur, n°43, 1997, p.88
[28] Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat, économie historique du salariat bridé, PUF, Paris, 1998.
[29] Sur ce point, voir par exemple Henri Lefebvre, Réflexions sur le structuralisme et l’Histoire, repris de L’idéologie structuraliste, Points Seuil, 1975, p.37.