S E M I N A I R E

Travail, modulation et puissance d’action

mercredi 13 octobre 2004 par Philippe Zarifian

Or, à peine généralisé, voici que le modèle disciplinaire entre en crise et en décomposition

Cet article est sous-tendu empiriquement par 7 années d’enquêtes dans des grandes entreprises de service, complétées par des enquêtes plus courtes dans des entreprises industrielles. Toutefois, ce matériau empirique n’est pas directement exposé ici. Il est sollicité pour concrétiser tel ou tel développement. L’objectif est de contribuer à modifier le regard porté sur le travail, ou, plus exactement, de le renouveler. Voir le travail, avec des concepts, une perspective et un regard décalés d’avec les manières habituelles de le considérer. Bien entendu, renouveler ce regard est lié au fait que le travail change lui aussi, mais c’est moins les mutations en soi du travail qui m’intéressent ici, que l’occasion qu’elles offrent de décaler notre manière de voir le travail salarié, de le penser, d’en parler.

Je me limiterai à cinq thèmes.

1. Le passage de la société disciplinaire à la société de contrôle par modulation.

Le point de départ est donné par Michel Foucault et son modèle de l’enfermement disciplinaire, dont il a théorisé la genèse dans l’institution de la prison moderne et de l’hôpital psychiatrique au XVIIIe siècle, et qui peut être étendu au principe de l’émergence d’une véritable société disciplinaire. Formes institutionnelles, techniques de disciplinarisation des corps et des esprits, ensemble de savoirs spécialisés (le savoir psychiatrique par exemple), dispositifs de contrôle, le modèle de la prison ou de l’hôpital psychiatrique peut être étendu à l’invention de l’usine.

Usine, sous-tendue tardivement par le savoir taylorien, dotée de l’unité théâtrale de temps, de lieu, d’action.

Unité de temps : imposition de la discipline des horaires et du débit (productivité des corps et de leurs mouvements et spécialisation de l’attention intellectuelle).

Unité de lieu : assignation à des postes de travail et alignement coordonné des postes : chaque poste est l’équivalent d’une cellule, avec, au sein des ateliers, des postes d’observation tenus par des agents de maîtrise pour exercer la surveillance. Le poste de travail n’est pas qu’un lieu. Il est un moule qui prétend coller à la peau de l’ouvrier et une imposition de normes économiques, normes que l’ouvrier doit, au moins partiellement, incorporer, intégrer dans les mouvements mêmes de son corps.

Unité d’action : co-dépendance des tâches imposées par un collectif coordonné. Et donc co-présence des ouvriers au sein du corps collectif de l’usine.

Cette unité théâtrale comporte, comme tout espace-temps disciplinaire, ses modalités de résistance : le jardin secret de l’ouvrier à son poste de travail, les communications semi-clandestines, la réappropriation partielle des mouvements du corps à l’occasion des variations qui échappent à la prescription, les angles morts de la surveillance, etc. Cette résistance a fini par être coiffée par un vaste édifice de « relations professionnelles « et de garanties collectives, mais qui masque l’oppression autant qu’il la limite.

Or, ce modèle de l’usine et de la qualification par le poste de travail a eu beaucoup de mal à s’imposer dans la pratique. Au XIXe siècle, une longue résistance des ouvriers directement issus des corporations artisanales et des paysans à la nouvelle discipline d’usine, et une domination concrète des marchands qui ont préféré utiliser le modèle de la manufacture dispersée (par coordination de micro-ateliers domestiques), plutôt que l’institutionnalisation de l’usine, en particulier au sein de l’industrie textile, alors dominante. Ce n’est que tardivement, beaucoup plus tardivement qu’on ne le dit souvent, et alors que son invention conceptuelle et son prototypage étaient déjà acquis de longue date, que l’usine aura pu s’imposer comme forme dominante de l’activité industrielle en France, non sans une sévère défaite du syndicalisme de métier (dont on trouve l’équivalent aux États-Unis). Il faut attendre le lendemain de la seconde guerre mondiale pour que le modèle de l’usine se généralise et entame sérieusement le modèle du métier ou les formes sociales paternalistes qui combinaient univers salarié, activité paysanne ou artisanale, et relations domestiques dans les zones rurales. Il faut garder en mémoire ces temps historiques qui font qu’un modèle d’oppression et ses résistances internes parviennent à s’imposer (et à trouver quelques défenseurs tardifs, faisant actuellement l’apologie des « trente glorieuses « et d’une société salariale imaginée à l’état pur).

Il faut dire que la naissance de la sociologie du travail, en France, a été très marquée par l’étude du monde ouvrier d’usine, voire d’atelier (si l’on tient compte du fait que les services fonctionnels, pourtant typiques du développement du taylorisme, ont été alors très peu investigués). Une sociologie du travail en concernant l’entièreté des systèmes de production - et non en usine ou en atelier simplement - a eu, jusqu’à encore aujourd’hui, beaucoup de mal à s’imposer de manière marquante dans le milieu de la sociologie du travail, avec une forte carence de l’analyse du travail intellectuel développé en bureaux d’ingénierie, typiques du taylorisme.

Or, à peine généralisé, voici que le modèle disciplinaire entre en crise et en décomposition. On mesure beaucoup mieux aujourd’hui à quel point le modèle taylorien d’organisation et de qualification ne se confond aucunement avec le rapport social capitaliste. Il n’en représente qu’une phase déterminée et limitée d’existence, comme n’a cessé d’y insister Michel Freyssenet dans ses écrits sur la division du travail.

Il s’agit, plus généralement et dans le tournant actuel, pour reprendre les propos de Gilles Deleuze, d’une crise généralisée de la société disciplinaire et de toutes les institutions qui la concrétisent : famille, école, prison, asile... Et maintenant usine (ou son équivalent : les grandes concentrations de bureaux dans le tertiaire administratif). La crise de la famille traditionnelle a probablement été l’élément déclencheur d’une décomposition profonde et généralisée de la société disciplinaire, entamant désormais d’incessants mouvements de réformes (la réforme de l’école en est devenue l’exemple type...). Il s’agit, sur le fond, de la même crise, du même mouvement. On bascule, du modèle de la prison, à celui de la circulation contrôlée à l’air libre ; de l’exécution des tâches au surf sur les vagues de l’incertain ; de la prescription directe au contrôle d’engagement.

Les murs tombent, un certain souffle entre dans les lieux de travail comme dans les familles, ces lieux éclatent. On passe de l’usine, fermée, tangible, durable, à l’entreprise, abstraite et floue, sans cesse en transformation et reconfiguration, précaire. Le concept pour rendre compte de ces transformations n’est pas la flexibilité, mot pauvre en signification, mais, selon l’intuition de Deleuze, la modulation. On passe du moule rigide à la combinaison auto-déformante.

Développant cette intuition, je voudrais montrer les différentes formes et facettes de déploiement de cette modulation :

- modulation du temps, la plus connue : modulation des horaires de travail, des moments d’engagement dans le travail salarié ;

- modulation de l’espace : extensibilité et variété des lieux d’exercice du travail, déplacements et usages des lieux de transports, développement important, réel et potentiel, des outils de travail mobiles et de communication à distance (téléphone mobile, ordinateur portable, mails, etc.) ;

- modulation de l’activité : variabilité de l’intensité de l’engagement dans le travail salarié, diversification des engagements eux-mêmes, interpénétration entre activités personnelles et activités pour l’entreprise...

- modulation, au moins partielle, de la rémunération, sous forme de parts variables liées aux performances de l’individu, d’intéressement aux résultats de l’entreprise...

Cette modulation ne peut être complète : les contraintes du travail socialisé, interdépendant, nécessitent toujours des moments de co-présence et de coordination directe des actes de travail. Derrière ces différentes facettes de la modulation, il importe de prendre en considération l’essentiel : la modulation de l’engagement subjectif, qui devient matière à contrôle, comme matière à prise de liberté. Ce basculement vers la société de contrôle par modulation a été opéré, pour partie, à l’initiative des employeurs, en correspondance avec une nouvelle période du capitalisme. Mais, et je vais y revenir, il correspond aussi à une « demande sociale « forte, à une vague de fond qui touche la société dans son ensemble, et dont on peut faire clairement remonter l’origine à la fin des années soixante.

Cela suppose une modification profonde dans les modalités de contrôle du travail salarié : non plus le contrôle de tâches emprisonnées dans des mini-cellules (les postes de travail), mais un contrôle périodique, fondé sur la relation : objectifs/résultats, qui emprunte explicitement au modèle du cadre. C’est moins d’ailleurs la modalité de ce contrôle, qui existait de longue date pour les populations de cadres, que son mode d’exercice et sa généralisation qui importent. Car le coeur de ce contrôle repose sur une idée simple et d’autant plus forte : rendre des comptes périodiquement.

Rendre des comptes, c’est un fonctionnement que je qualifierai« à l’élastique « .Si le salarié peut se déplacer à l’air libre, et tirer sur l’élastique pour échapper à un contrôle direct, sortir partiellement de l’unité théâtrale de l’usine dont j’ai parlé, il existe une force de rappel. Force de rappel qui peut être brutale, au moment où il s’agit de rendre des comptes (d’évaluer un résultat), avec un risque de rupture de l’élastique, donc de chômage, ou de mise au placard. Par ailleurs, et pendant toute la période où l’individu tire sur l’élastique, en jouissant d’un certain déplacement à l’air libre, expérimentant sa capacité à surfer sur l’incertain (la fameuse autonomie dans le travail), il doit exercer une auto-discipline sur son propre engagement. Il n’a pas un chef sur le dos pour lui dire quoi faire et comment. Il doit se forcer soi-même à travailler sans hiérarchie physiquement présente. Ce modèle du contrôle par modulation n’est pas actuellement généralisé. Il n’a pas vocation à se substituer entièrement au modèle de l’enfermement disciplinaire. Mais il gagne du terrain en tendance, et se combine, de manière très variable, à l’ancien modèle (qui résiste et s’exacerbe, par ailleurs, comme il en est dans toute situation de crise. Cela se voit, partout où se maintiennent les dispositifs tayloriens).

Il serait faux, en même temps, de réduire le principe de la modulation à une simple forme de contrôle. Car, en même temps, elle représente la concrétisation d’une aspiration à la liberté, à la brisure des enfermements physiques, affectifs, intellectuels. Par la modulation, les individualités d’aujourd’hui aspirent à acquérir du pouvoir sur la conduite de leur propre vie, sur la diversification de leurs expériences, de leurs engagements. C’est une « aspiration « qui monte et se réactualise à chaque nouvelle génération. Et c’est ce mouvement profond qui engendre une multiplicité de négociations d’un nouveau type entre employeurs et salariés, entre salariés eux-mêmes, négociations qui échappent en large partie au jeu traditionnel des relations professionnelles entre employeurs et organisations syndicales. Négociations décentralisées, multiples, elles-mêmes modulées.

Bien entendu, les rapports de force varient et donnent des résultats différenciés. Plus le salarié est isolé, plus il plie sous un rapport de force défavorable. Mais on aurait tort de penser, par exemple, que la modulation du temps de travail n’est réalisée qu’à l’initiative du patron, et pour servir ses seuls besoins de « flexibilité « . Il monte, depuis le milieu des années quatre-vingt, une demande de modulation exprimée par les individualités qui entendent recombiner l’entrelacement entre vie professionnelle salariée et vie personnelle, qui relativisent l’engagement dans le seul travail salarié, demande largement méconnue par les organisations syndicales qui n’ont pas su en organiser la négociation collective (sinon pour l’intermittence du spectacle, forme avant-gardiste, dont on mesure mieux actuellement les enjeux).

De là viennent aussi les modulations qu’on voit se développer dans l’usage de l’accès à l’information et aux connaissances. Les informations, par exemple, en entendant par information une donnée différenciatrice qui autorise une nouvelle prise de forme dans les compétences du sujet, peuvent être recherchées et utilisées par le salarié pour plusieurs raisons :

- pour réaliser un travail placé sous contrôle hiérarchique à distance, répondre à ce contrôle de conformité sur la base des informations dont il dispose, qu’il doit utiliser et alimenter, avec la force périodique du rappel de l’élastique (du résultat), élastique incarné par exemple par des applications informatiques que le salarié « alimente «  ;

- pour soutenir une communication au sein de communautés d’action, renouvelant les formes de la coopération dans le travail ;

- pour soi, pour se développer à titre personnel.

Le contrôle par modulation peut être dur, fonction des résultats que l’employeur impose d’atteindre. Les enquêtes sur les conditions de travail montrent clairement une montée de l’intensification, particulièrement forte là où se manifeste une combinaison du contrôle disciplinaire classique et du contrôle d’engagement. Mais l’aspiration à la libre disposition de soi et au déploiement de sa puissance d’action est « dure « elle aussi, résistante.

Comme l’indiquait magistralement Michel Foucault, à la fin de sa vie, là où il y a oppression, c’est qu’il y a circulation de liberté. Selon sa formulation, « s’il y a des relations de pouvoir à travers tout le champ social, c’est parce qu’il y a de la liberté partout « .

Paradoxalement, c’est la résistance qui engendre l’oppression, avant que l’oppression ne fasse retour sur le besoin de résistance. C’est là l’un des fils qui traversent la réalité sociale d’aujourd’hui et génère une forme nouvelle de conflictualité (à défaut de conflits ouverts et institutionnalisés). C’est une tendance sociale qui s’individue et se redéploie sur un axe de recherche de formation de collectifs, à partir de cette individuation, collectifs que je propose de nommer : des communautés d’action.

On fait une erreur profonde en pensant que les employeurs dominent sans partage. Ils savent pertinemment qu’une partie de la réalité du travail et de la subjectivité des salariés leur échappe. Ils ne cessent de s’en inquiéter et de multiplier les enquêtes pour garder une certaine connaissance de ce qui s’engendre comme pensée et aspirations dans les mailles du filet du contrôle d’engagement. Les salariés d’aujourd’hui sont beaucoup moins acquis à l’entreprise qui les emploie que les salariés d’hier ne l’étaient à leur usine. Mais il est vrai que les nouveaux rapports de force sont encore loin d’être parvenus à se constituer. Ils ne se manifestent qu’en secret, par des multiplicités discrètes non visibles socialement ou par des mouvements sociaux sporadiques. La sortie des repères de la période précédente de la condition salariale est difficile. Elle peut entraîner, paradoxalement, bien des nostalgies concernant la société disciplinaire. On peut s’opposer à une prison, y rechercher des compromis, y organiser des résistances collectives. Mais comment s’opposer à un élastique ? Il faut alors revenir au travail.

2. Le travail comme conduite d’un advenir.

Je voudrais repartir des développements opérés dans mon précédent livre, Temps et modernité, dans lequel j’avais longuement analysé la double figure du temps.

1) Le temps spatialisé, celui symbolisé et outillé par l’usage permanent de l’horloge, de la montre, etc., permet d’encadrer et de discipliner le travail salarié, comme il offre la possibilité d’autodiscipliner sa vie personnelle au sein des interactions sociales, d’organiser des rendez-vous, etc. Mais la caractéristique centrale de ce temps spatialisé, qui est à la base des calculs dominants de productivité (tant de produits réalisés, ou de ventes effectuées, dans un temps spatialisé donné), ne dit strictement rien du contenu du travail, de sa qualité. La qualité du travail est enfermée dans une mesure quantitative, abstraite, qui l’enserre et le presse, qui reste totalement muette sur son contenu transformateur. Le temps abstrait est matériellement présent. Il s’agit d’une abstraction agissante, témoignant de la permanence du rapport social capitaliste, permanence qui a précédé et dépasse de loin le seul taylorisme. Ce temps abstrait se trouve fortement remobilisé aujourd’hui dans la notion de « délai « , donc d’écart entre deux dates, la datation se substituant de plus en plus à la mesure du mouvement, permettant, en particulier, de mettre sous tension du temps abstrait (du délai) les travaux explicitement intellectuels que le taylorisme parvenait mal à contrôler dans leur mouvement interne.

2) Pour, par-delà le temps spatialisé, que ce soit sous la forme du débit ou du délai, « voir « le travail dans sa qualité concrète et singulière, dans son épaisseur professionnelle et éthique, il faut mobiliser un autre concept de temps : le temps-devenir, temps que Bergson appelle « durée « . Il est le temps de la mutation, de la transformation à laquelle le travail humain contribue en agencement avec des dispositifs techniques et des combinaisons d’activités humaines, le temps de la différence qualitative entre l’avant et l’après. Dans le temps-devenir, le présent de l’acte de travail est toujours en tension entre un passé déjà passé, mais présent dans les puissances causales du réel, comme dans la mémoire des humains, et un futur encore à venir, qu’on ne peut prévoir, mais qu’on peut anticiper, sur lequel on peut poser des conjectures.

Le concept de devenir est profondément différent de celui d’avenir : nous devenons toujours au présent, mais au sein de cette tension qui tire dans les deux sens, vers le passé mémorisé, vers le futur anticipé. Le présent est la phase la plus condensée de la mémoire, la phase permanente pendant laquelle le devenir se scinde en deux, se déplace en tension d’avec lui-même.

Si l’on considère la qualité du travail (le travail comme action concrète), nous voyons mobilisés à la fois :

- le passé mémorisé : l’histoire professionnelle dans laquelle on s’insère, la mémoire personnelle qui s’est formée intensivement autour des événements passés et de la manière dont on s’est comporté face à eux, les savoirs incorporés de manière plus ou moins consciente, dans le corps et la pensée, etc.

- le futur anticipé : les conjectures que l’on pose sur les résultats et effets de notre travail, le sens qu’on y projette, l’attention au destinataire de ce que l’on vise à produire, etc.

- en tension entre les deux, au présent des actes de travail, des actions, la conduite orientée et polarisée de la transformation du réel, souvent confrontée à une trame d’événements, obligeant à d’incessantes rectifications ;

- enfin, un processus d’évaluation permanent, au sein duquel on s’interroge sur la validité des actes que l’on mène. Aussi bien sur leur qualité intrinsèque, et sur les effets qu’ils vont produire, en ayant conscience qu’il s’agit de conduire (provoquer et accompagner) des transformations, des mutations qui ont un impact social. Transformations de la matière pour un ouvrier, transformation de la condition d’un client pour un salarié d’une entreprise de service...

La mobilisation de ce temps-devenir, c’est ce que j’ai proposé d’appeler :« le temps du travail « , par distinction d’avec « le temps de travail « . Je pourrais mobiliser plusieurs exemples, pris dans des secteurs d’activité très différents. Par exemple, l’ouvrière, dans une entreprise fabriquant des bracelets de montres de qualité, conduisant l’advenir du bracelet pour tel client, sollicitant sa mémoire professionnelle, anticipant ce qu’elle va produire en fonction de l’esthétique et de la fonctionnalité du bracelet (ce bracelet et non un autre), réagissant aux micro-événements engendrés par la variabilité d’une matière vivante (les peaux de crocodile en particulier), conduisant et orientant ses actes. Il s’agit d’une autre vision du temps. Mais aussi d’une autre vision de la performance. Cette dernière ne réside plus, principalement, dans le débit, le rendement, le délai, mais dans la réussite de la mutation ainsi conduite. Dans la réussite d’un devenir anticipé quant à son futur, et au sein duquel l’initiative humaine, la vraie liberté de la puissance de pensée et d’action des sujets peut se déployer. Travailler, comme conduire un advenir.Et avoir présent à l’esprit les destinataires de ce travail, les effets que ce travail va produire.

Il va de soi que les deux conceptions du temps, les deux constructions auxquelles elles donnent lieu, sont elles-mêmes en tension : tension permanente entre la discipline du temps spatialisé et la puissance auto-productrice du temps-devenir. Le contrôle par modulation est une tentative, pour les employeurs, de réinscrire le temps-devenir dans des moments spatialisés intenses dont ils cherchent à contrôler l’enveloppe (le début et la fin de l’activité du salarié, le délai, cet espace temporel entre deux moments de datation), à l’occasion desquels il s’agit de rendre des comptes, non seulement sur des résultats, mais sur l’usage de son temps (temps juridiquement placé sous domination de l’employeur) : combien avez-vous produit (ou vendu) durant ce délai ? Ou encore, selon une autre version, avez-vous respecter les délais projetés ?, calculent les outils de gestion, nomment les parts variables du salaire, interroge l’employeur, toujours pris dans sa vision de la productivité-débit en tant qu’elle matérialise une baisse de coût par unité de marchandise (baisse du coût salarial par unité de produit marchand, donc augmentation de la marge interne de l’entreprise), sans lien avec la valeur de service engendrée pour les destinataires.

L’approche à partir de la durée, du temps-devenir, modifie le regard que l’on peut porter sur les modes de division du travail. Ces derniers ont, en effet, été vus et conçus sous le regard de l’espace : la division en fonctions spécialisées (fonction commerciale, fonction production, fonction marketing, etc.), en métiers et/ou en emplois au sein de chaque fonction, en tâches au sein de chaque emploi, ressort toujours d’une conception spatiale, la division appelant toujours son complément : la coordination et/ou coopération entre travaux divisés.

La division du travail est censée configurer des lieux, à partir desquels et dans lesquels opèrent les spécialisations et les apprentissages correspondants. Les remises en cause de la division fonctionnelle et la promotion des organisations transversales ne modifient pas le primat de l’approche par l’espace. Lorsqu’on parle, par exemple, d’organisations transverses, du type des organisations par processus, on utilise toujours la métaphore spatiale, en inversant simplement l’ordre des priorités : on place l’horizontal, et donc les problèmes de coordination et-ou coopération entre fonctions et métiers, avant le vertical. Les mots utilisés, comme celui de « décloisonnement « , symbolisent bien ce primat maintenu de l’espace et du temps spatialisé qui lui correspond (un temps du mouvement sans mutations qualitatives, posé de l’extérieur de lui-même sur le travail, un pur temps de flux, dont Ford rêvait déjà).

Or nous pouvons jeter un tout autre regard, qui part de l’axe de la durée, considérée en tant que telle. Nous pouvons considérer ce que je propose d’appeler : la temporalisation du travail.

Prenons l’exemple d’une organisation par projet pour la conception d’une nouvelle boîte de vitesse chez Renault, en coopération avec Peugeot. Formellement priment les métaphores spatiales : l’équipe-projet est réunie sur un même plateau, et tout le monde se plaît à souligner les mérites d’une coopération plus étroite entre métiers différents, selon le principe d’une ingénierie simultanée et concourante. Mais quand on observe l’organisation du travail de l’intérieur, on constate que l’axe essentiel est la genèse du projet, donc la durée, le devenir du projet dans cette durée en tant qu’il se produit, qu’il prend forme et consistance. Le projet global est divisé en sous-projets par type d’organe de la boîte de vitesse. Ce qui compte, c’est à la fois l’avancement de chaque sous-projet (donc son avancée dans la durée), mais aussi leur co-implication, leur co-conditionnement.

Et le co-conditionnementest tout autre chose qu’une simple coordination de travaux spatialement et professionnellement séparés, tout autre chose qu’une simple coordination de flux de travaux. Chaque semaine, le directeur de projet fait une revue, soit pour faire le point sur l’avancement de tel sous-projet, soit pour traiter, dans la vision de l’avancée du projet global, les problèmes de co-conditionnement entre les choix réalisés par les différents sous-projets. Ce directeur tient à ce qu’au cours de ces réunions, soient systématiquement présentées diverses options de solutions aux problèmes rencontrés. Il le fait dans l’objectif explicite de solliciter la créativité des techniciens et ingénieurs, mais aussi pour stimuler les capacités d’anticipation quant aux effets futurs des choix en train d’être faits. On sait que, dans cette temporalisation du travail, plus le projet avance dans la durée, plus les options possibles se rétrécissent - car le projet vieillit, il prend des rides irréversibles -, et plus les connaissances sur le projet s’accroissent. Mais ces connaissances ne sont pas autre chose que le produit des explorations de problèmes et d’options, puis de solutions, qui engendrent, à chaque étape, du « nouveau « (quand bien même ce nouveau prendrait appui sur des solutions déjà éprouvées, ce qui était peu le cas dans mon exemple de boîte de vitesse, vu son caractère très innovant).

Et quand on réfléchit aux arbitrages que le directeur de projet opère, après concertation, on voit qu’il arbitre entre deux visions du temps (et de la division du travail) en forte tension : il arbitre entre durée et délai. Le délai est le contrôle du temps spatialisé, qui reste toujours présent : tenir le délai d’achèvement du projet imposé par l’entreprise, en fonction d’un certain jalonnement. La durée est au contraire la temporalisation d’un travail, divisé certes, mais dans ses objets d’exploration inventive et ses avancées purement temporelles. Qu’il y ait conflit entre durée et délai, c’est l’évidence même. Tout technicien ou ingénieur l’éprouve. La pression du délai, à la fois, stimule, par le conflit même, l’inventivité, mais aussi la bride en permanence, jusqu’à l’épuiser progressivement, dès lors que la date butoir s’approche de plus en plus. La gestion par projet fonctionne sur cette frustration incessante, épuisante, le délai mangeant progressivement la durée, bien que l’usage de la durée soit la source réelle de productivité de ce travail.

Il nous faut donc reconsidérer, ou pour le moins complexifier, notre vision de la division du travail, et penser pleinement la manière dont elle se déploie sur l’axe du temps-devenir. La division du travail est une division entre plusieurs conduites d’advenir, qui s’interpénètrent et se co-conditionnent.

Cela conduit à repenser en profondeur la question de la coopération. Même chose pour l’organisation par processus. Ce mode de division du travail et de coopération reste malheureusement dans l’ombre, car non officiellement reconnu, ou très rarement.

3. Travailler, rendre service.

À quoi sert le travail concret ? À rendre service.À engendrer une transformation dans les conditions d’activité et les possibilités d’action des destinataires (clients, usagers, publics...). Transformation qui sera soumise à évaluation, évaluation discutable, soumise à controverse.

En travaillant, nous transformons, non pas directement l’activité des destinataires, mais les conditions de son exercice. Par exemple, en installant une ligne téléphonique, on transforme les conditions de vie d’un particulier et de sa famille. Et on transforme, en même temps, ses possibilités d’action, les modalités possibles de son agir. Il peut désormais téléphoner, joindre à distance ses correspondants et communiquer avec eux, prolongeant de manière inédite le pouvoir de son corps. La téléphonie mobile engendre un service partiellement nouveau de celui de la téléphonie fixe : être joignable partout, en tout instant, modifie fortement les possibilités d’action et d’interaction entre personnes. En vendant un timbre, le guichetier vend une promesse de service (l’acheminement du courrier), que La Poste devra respecter au moment de l’usage du timbre.

Mais le service n’agit que sur les conditions et les possibilités. Il ne remplace jamais l’activité réelle des usagers au sein des modes de vie. C’est pourquoi la compétence des clients-usagers et des publics interfère de plus en plus avec et sur celle des agents. Elle interfère de manière précise à la jonction entre « conditions d’activité « et « exercice de l’activité « , entre « possibilités d’action « et « possibles effectivement développés « , dans l’univers des usages, interférence qui peut prendre un tour conflictuel ou du moins problématique lorsque le client affiche son mécontentement ou dépose une réclamation. Et lorsque les clients innovent de manière non prévue par les concepteurs de ces nouveaux services. Ne passer qu’une seule journée dans une boutique de France Télécom : cela saute aux yeux !

Revenir au travail concret, à ses modes de socialisation, à ses mutations, est un aspect essentiel, qui renoue avec Marx. Ce dernier a, tout à la fois, remarquablement analysé le développement de la condition salariale (le travail salarié), mais, en même temps, mis à jour les révolutions du travail concret et les rapports qui les animent, au sein d’une dualité contradictoire constitutive même du concept de travail. Cette dualité interne - entre travail abstrait et travail concret - a été présentée, par Marx, comme sa découverte théorique majeure, découverte encore largement méconnue. La subsomption réelle du travail sous le capital n’a jamais signifié la disparition de la dynamique propre aux mutations du travail concret.

Sur cette base, je voudrais montrer qu’on peut conceptualiser et organiser la production du service, et les rapports qu’elle engage, selon un mouvement en 4 phases :

Première phase : L’explicitation des effets à engendrer dans les conditions d’existence et les possibilités d’action du destinataire (un client qui veut s’équiper en téléphone, une classe d’étudiants...). Il s’agit d’une anticipation projetée, en tentant d’imaginer, d’engendrer ou d’épouser le point de vue des destinataires.

Seconde phase : L’exercice de la puissance en puissance : l’imagination du service lui-même (par exemple : la préparation d’un cours par un enseignant, ou la conception d’une installation téléphonique), phase de virtualisation. Il s’agit d’une production réelle, d’un vrai travail, utilisant des symbolisations du réel, écritures, dialogues, schémas, travail à contenu intellectuel, mais qui ne réalise pas encore le service. Il le conceptualise. Il s’agit d’une expression de la pensée, explorant diverses options (il existe bien des manières de préparer un cours, de réaliser une installation téléphonique, de produire un bracelet...), sous tension de l’enjeu représenté, signifié par les effets utiles à engendrer.

Troisième phase : La puissance en acte : la réalisation concrète du service, l’actualisation du virtuel : l’enseignant qui donne son cours, le groupe d’agents qui réalisent l’installation téléphonique... Actualisation du virtuel, dans une trajectoire d’avancée du projet, mais aussi dans l’incertitude de sa réalisation pratique, sous le coup des événements qui vont s’y insérer, et sous le regard, permanent ou futur, du destinataire, lui-même expression de jugements sociaux devenus particulièrement mobiles et flottants.

Quatrième phase : l’évaluation. Évaluation déjà présente dans le cours des phases précédentes, mais qui prend corps, se concrétise d’une manière ou d’une autre : les effets utiles recherchés ont-ils été produits, ou, si des effets différents ou décalés, ont été engendrés, que vont en penser, qu’en pensent les destinataires ? L’installation d’un accès à Internet à haut débit a été réalisée : qu’en pense le client ? Cette évaluation se personnalise, mais elle emprunte fortement à des effets de formation et de circulation des opinions, à des effets de transduction des jugements portés sur les transformations des modes de vie. Rien n’est positif ou négatif en soi. Des effets d’opinion majoritaire peuvent parfaitement porter un affaiblissement généralisé des corps et des pensées, des capacités du vivre. Le service n’est ni un mal, ni un bien, il ne relève d’aucune morale. Il est une interrogation éthique potentielle sur ce qui se trouve transformé dans les modes du vivre, sachant qu’aucune forme institutionnelle tangible, aucune habilitation ne permet aujourd’hui de poser socialement cette interrogation éthique, carence majeure de notre civilisation dite moderne (civilisation supposée « réflexive « , mais incapable de s’interroger collectivement sur ses manières de vivre).

Bien entendu, dans l’évaluation, ex-ante et ex-post, est posée la question du prix pour le destinataire et du coût pour l’entreprise, donc de la valeur économique. Elle est posée en arbitrage avec les effets utiles produits ou susceptibles d’être produits. Mais il va tout autant de soi que ces arbitrages, socialement réglés dans des tarifs, ou négociés au cas par cas, n’ont de sens que si un service est rendu. C’est devenu incontournable pour les entreprises, malgré les déficiences des outils traditionnels de contrôle de gestion : pas de valeur économique durable, sans évaluation positive de la valeur de service effectivement engendrée pour une clientèle ou un public. La question de la fidélisation en est un indicateur manifeste.

Il convient de souligner la dimension fondamentalement éthique, et non morale,de l’appréciation sociale du service, qui donne un référent à la confrontation des jugements et évaluations sur la valeur du service effectivement engendré. Dimension éthique, qui statue sur le « bon « ou le « mauvais « , par rapport aux conditions du vivre des destinataires (les étudiants, pour un enseignement ; les particuliers résidentiels pour l’installation d’une ligne téléphonique ou d’un accès à Internet ; les malades pour un traitement en matière de santé ; etc.).

La métaphore qui, me semble-t-il, illustre le mieux l’appréciation éthique, est celle de la santé du corps humain : qu’est-ce qui est bon ou mauvais pour le corps ? Qu’est-ce qui l’affecte d’une manière qui le renforce, ou d’une manière qui l’affaiblit, voire le détruit. Le poison est mauvais pour le corps, une nourriture et une hygiène de vie adaptées sont au contraire bonnes. C’est à la fois l’expérience et la connaissance adéquate qui permettent de juger de ce qui est bon ou mauvais pour un corps donné. Bien entendu, cette métaphore possède ses limites : quand on juge de ce qui est bon ou mauvais pour le vivre personnel et communautaire de personnes humaines, le référent est plus complexe, plus mobile, plus contestable que pour un simple corps humain.

Mais le principe du jugement éthique - par exemple sur le service rendu par la téléphonie mobile, ou l’effet produit par le cours délivré par un enseignant - reste identique.

Il se différencie fortement du jugement moral, qui, quant à lui, statue sur le « bien « et le « mal « en fonction de normes et règles sociales à caractère contraignant et dont le principe relève, non pas de la « santé « , mais des conditions de l’ordre social (avec, presque toujours, même dans les morales laïques, un arrière-fond religieux, renvoyant à des impératifs de comportements).

La position que je défends ici est donc que la production de service réactive les jugements éthiques et secondarise les jugements moraux, et peut, du même coup, donner une nouvelle consistance à la vie communautaire, sur un registre complètement moderne, non traditionnel.

Mais cette position demande précision. Pour utiliser la terminologie de Spinoza, l’enjeu touche à la variation (en diminution ou augmentation) de la puissance de pensée et d’action des individualités. Et, plus les individualités parviennent à appréhender, de manière adéquate, les sources et ampleur de cette puissance (et donc, d’une certaine manière, à faire siennes les possibilités de transformation de soi et de ses propres possibilités d’action que les services recèlent), plus peut se développer une conduite libre. L’éthique, non seulement comme jugement, mais d’abord comme mode d’existence et conduite de vie, est affaire de liberté et d’émancipation. Alors que la morale est affaire de régulation des conduites et d’intégration sociale.

Noter qu’il existe une émergence forte de la question éthique pose interrogation quant à la morale : sur quoi et comment peut-elle se construire ou reconstruire, et donc à quels conflits, accords, normes juridiques, peut-elle donner lieu ?

Mon hypothèse, mais elle demanderait largement à être creusée, voire invalidée, est que la moralité des conduites tend aujourd’hui à se redéfinir au sein du rapport social de service, rapport qui fait se confronter producteurs et destinataires du service, rapport à partir duquel les relations entre salariés et employeurs pourraient elles-mêmes être redéfinies et négociées. On rejoint ici la question de la modulation : bien des aspects de la modulation de l’activité de travail, à commencer par la modulation du temps de travail, interfèrent directement sur le rapport social de service, et ne peuvent être pensés et traités que de ce point de vue (quels horaires d’ouverture pour les bureaux de poste ou les agences de France Telecom ; quelle organisation de la semaine pour les cours dans le secondaire ; quelles disponibilités dans les hôpitaux, etc.). C’est au sein de ce rapport, dans la confrontation active entre producteurs et destinataires, confrontation qui, à sa manière, traverse chacun d’entre nous, que les tensions de base se nouent, et donc que des questions de régulation et d’ordre social sont objectivement posées.

Mais elles le sont avec difficulté, de manière très implicite, occulte, très peu débattue, parce que le rapport entre salariés et employeurs, autrement dit, le rapport capital-travail, occupe le devant de la scène. La conséquence en est claire : la codification des choix et compromis moraux, qui se transforment en règles de droit, et dont le droit du travail est un exemple frappant, se délite, se décompose, se trouve renvoyée au pur jeu des rapports de force, faute que l’on ait pu déplacer le référent. Le rapport capital-travail mange, absorbe et occulte le rapport social de service. L’enjeu de la modulation se réduit à un simple problème de flexibilité. La question du service est posée, mais on fait comme si on pouvait l’ignorer et rester sur des codifications industrialistes en crise, voire moribondes. Problème flagrant pour les organisations syndicales.

La manière dont des questions éthiques peuvent (pourraient) retentir sur l’édification de nouvelles règles socio-morales fait partie des tensions et débats qui traversent de multiples domaines de la sociologie du travail, et rebondit sur les systèmes (à moitié moribonds) de relations professionnelles.

C’est ce mouvement combiné en 4 phases qui, me semble-t-il, permet de renouveler largement l’approche de la productivité du travail, de modifier les évaluations faites dans les entreprises et au sein des opinions publiques, de voir autrement ce que les salariés agissant apportent et engendrent. Ce mouvement a une consistance réelle, bien que dominée par le schéma fonctionnel industrialiste. On peut l’identifier au sein de ce qui s’apparente comme « une organisation de l’ombre « , temporalisée et transversale, qui double l’organisation officielle, hiérarchico-fonctionnelle, des entreprises.

4. Crise de la bureaucratie d’État et concept de service.

L’approche de Hegel et celle de Foucault sur la bureaucratie d’État ont un point commun : le service est toujours exercice d’un « pouvoir sur « , orienté du haut sur le bas. Pouvoir légitime et moral des hauts fonctionnaires sur les formes institutionnelles et individuelles de la vie sociale chez Hegel, ou bio-pouvoir, pouvoir d’un gouvernement sur la vie des populations chez Foucault, le service n’est pas autre chose que la matérialisation concrète de l’exercice de ce pouvoir (et des savoirs et techniques qui l’appuient) dans un champ donné de la vie sociale et biologique. C’est en ce sens qu’on peut dire que la bureaucratie produit du service et s’exprime dans des « politiques « (politique de la santé, politique de l’éducation, etc.). Il est de fait que ces exercices bureaucratiques « servent «  : éduquer la population, développer l’hygiène et l’assistance, organiser les grandes étapes de la vie, édifier moralement les individus et élever les institutions de la société civile au sens du bien public supérieur, etc., toutes ces interventions « servent « . Mais la crise de ces modalités d’intervention, tant dans leur capacité pratique à gouverner les formes actuelles de vie, que dans leur acceptabilité, réinterroge le concept de « service « . Le service est aussi associé à un « pouvoir de « qui vient d’en bas. L’ambivalence intrinsèque aux pratiques de modulation le montre bien. Le pouvoir de contrôle à distance « sur « que réalisent les administrations est réinvesti par un pouvoir « de « , une puissance, que les individualités manifestent et expriment.

J’ai été amené à caractériser le service comme une transformation réalisée dans les conditions d’activité et les dispositions d’action des destinataires. Il me semble maintenant possible de modifier une telle définition lorsqu’on regarde les choses à partir de l’action administrative.

En effet, ce qu’apporte nécessairement l’action bureaucratique d’État est qu’elle doit tout à la fois :

- porter sur des ensembles larges (des populations d’individus), la personnalisation du service rendu ne pouvant qu’être toujours seconde ;

- et posséder un référent « public « .

Or, lorsqu’on regarde cette action « par en bas « , on voit, non pas des populations homogènes et disciplinées, non pas des membres insérés dans des institutions stables, non pas une atomisation d’individus supposés libres, mais des forces intersubjectives structurées en faisceaux, en fonction des détournements de sens et de perspectives qu’elles réalisent. Prenons l’exemple de la jeunesse : si le comportement de celle-ci soulève de fortes interrogations, voire inquiétudes, pour les directions d’entreprises, c’est qu’elles commencent à expérimenter le fait que cette « jeunesse « est beaucoup moins attachée à l’entreprise, voire à un métier, que les générations précédentes, tout en manifestant, à cette occasion, des exigences propres d’autonomie et d’espaces de modulation qui transgressent ce à quoi la majorité des entreprises sont préparées.

Or, on retrouve une situation similaire dans le rapport aux administrations : l’administré « moyen « , celui qu’on appelait usager et qu’on appelle de plus en plus client, développe un rapport à la fois nettement plus exigeant et nettement plus distant, moins engagé, vis-à-vis des administrations qui sont supposées lui rendre des services (qui sont la concrétisation de son droit d’usager, en contrepartie des impôts, cotisations, obligations que les usagers doivent acquitter). L’idéal implicite de l’administré moyen est de ne plus rencontrer l’administration. Et, d’une certaine manière, c’est bien ce à quoi on assiste. Si nous prenons le cas des agences de l’ANPE ou des caisses d’assurance maladie, le public moyen devient autonome, dans sa manière d’utiliser les services, soit en utilisant les moyens techniques mis à sa disposition, soit en prenant progressivement distance d’avec tout contact physique, voire épistolaire (ce que la carte Vitale concrétise parfaitement pour l’assurance maladie), alors que les agents de ces administrations sont confrontés physiquement à des publics de plus en plus spécifiques et difficiles, situés aux deux extrêmes : les pauvres, précaires, chômeurs de longue durée d’un côté, les entreprises offreuses d’emploi ou professionnels de santé de l’autre.

Où se situe alors le service ? Dans le soutien à l’auto-développement des dispositions d’action de ces forces qui assurent leur propre vie, grâce aux administrations, mais à distance d’elles, selon la ligne de crête étroite d’une double possibilité (qui convoque un choix politique lourd de conséquences) :

- soit celle du repli sur soi, repli sur l’auto-mobilisation des forces nécessairement limitées et fragiles d’une individualité, qui cherchera à « s’en sortir « par elle-même, au risque de s’épuiser et de se perdre, l’administration, non seulement diminuant son soutien, mais invitant cette individualité affaiblie à... se prendre en charge elle-même (ce qu’on appelle pudiquement : devenir « responsable de soi « , « élaborer un projet « , etc.) ;

- soit celle de l’affirmation collective de la demande d’un soutien solide à cet auto-développement, dans lequel, précisément, et pour reprendre notre proposition initiale de définition du service, ce qu’on attend de l’administration est bien qu’elle transforme les « conditions de « , mais aucunement qu’elle ne se substitue aux individualités dans l’exercice de leur pouvoir (sur la vie sociale, sur leur vie).

Nous pouvons solliciter ici l’exemple de l’université : les débats récurrents qui l’animent montrent une ligne de clivage de plus en plus nette, qui traverse les enseignants. Il existe une double possibilité :

D’une part, que les étudiants, livrés à eux-mêmes, et à l’affaiblissement des contraintes, à la fois morales et disciplinaires, rattachés aux études par un fil de plus en plus lâche, dérivent, incapables de construire un engagement et des perspectives personnels, alors que tout est fait pour leur en imposer la nécessité (au risque d’échecs précoces). Les enseignants joueront le jeu d’un académisme ajusté : ils feront jouer les mécanismes de sélection et les jugements sévères (« ces étudiants sont nuls dans l’ensemble « ), quitte à trouver des modalités de soutien ou des rattrapages latéraux pour limiter les échecs.

D’autre part, que les enseignants (ceux qui prennent ce parti) tentent d’assurer les conditions matérielles, cognitives et éthiques, pour que ces étudiants se renforcent et s’affirment à l’épreuve de cette autonomisation, de cette modulation de l’engagement qui s’impose à eux lorsqu’ils entrent à l’Université. Agir, non pas à leur place, mais sur les conditions qui leur permettent de développer la prise de connaissance de leurs propres inclinaisons et désirs et de leur propre puissance de penser et d’agir, puissance toujours sous-jacente. À mon avis, dans toute discipline enseignée à l’Université, réside un enjeu de développement de la fermeté et générosité des étudiants, pour reprendre les deux affects actifs qualifiés par Spinoza, développement nécessaire pour affronter une société, tout à la fois dure et dégradée, mais aussi beaucoup plus ouverte, complexe, porteuse de potentialités que dans les époques antérieures. Ce sont des choix pédagogiques très différents et des systèmes de contrôle des études universitaires très différents également.

Il serait faux de dire qu’il y a co-production du service. Il serait plus juste de dire que s’ouvre l’hypothèse, soit d’un renforcement du « pouvoir de la bureaucratie sur « , moins par des mesures ostensiblement bureaucratiques, que par des effets de sélection et de marginalisation renforcés pour les individus qui, laissés largement à eux-mêmes, s’affaiblissent au fur et à mesure de leur trajectoire de vie, venant grossir les rangs de ceux qui auront, effectivement, besoin d’une relation directe, renforcée et assistancielle aux administrations publiques, qui passeront du « public moyen « au « public en difficulté « , soit d’un couplage entre le soutien que les institutions publiques peuvent et doivent produire, en lien explicite avec les conditions de montée en renforcement effectif du « pouvoir de « , des dispositions d’action, au sens qu’Hanna Arendt a su donner au mot « action « (agir, c’est commencer quelque chose de nouveau dans le monde).

Dans ces deux cas de figure opposés, nous quittons la période de la bureaucratie classique et donc aussi celle de l’État providence. Dans les deux cas, l’action de l’administration est importante, mais ne se substituera jamais aux enjeux sociaux qui se nouent dans les espaces de la vie au travail et de la vie privée. Agir sur les conditions d’activité, ce n’est jamais agir sur l’activité elle-même. Agir sur les conditions matérielles, cognitives et éthiques de l’accès à l’emploi, ce n’est jamais agir sur l’accès à l’emploi lui-même. Pour les administrations, du type ANPE ou Sécurité Sociale ou Universités, ce n’est plus sur « la « population en général qu’il s’agit d’agir comme l’indiquait Foucault, pas davantage qu’il ne s’agit d’agiter le drapeau des grandes valeurs de la moralité universelle comme l’indiquait Hegel. Il s’agit d’agir sur et avec des forces individualisées, soit par une oppression d’autant plus forte qu’elle s’articule sur des situations d’affaiblissement matériel et/ou psychique, soit par un appui donné à un processus d’émancipation dans les différents domaines de la vie sociale et biologique dans lesquels il est légitime et attendu que les institutions publiques interviennent.

Dans les deux cas, on peut parler de « services « publics. Mais seul le second rejoint la proposition de définition du « service « (au singulier) que j’ai avancée, en dialogue avec Jean Gadrey.

5. La solitude dans le travail

Nous héritons, en particulier en sociologie du travail, mais aussi dans les représentations ordinaires, relevant du « sens commun « , d’une image selon laquelle le travail est (devrait être, normativement) collectif, socialisé, coopératif, etc. Or, j’ai constaté, dans mes enquêtes de terrain, une montée de la solitude dans le travail, au sens de moments importants pendant lesquels l’individu travaille seul, et donc en assume seul la responsabilité.

Ce mouvement a été enclenché depuis des dizaines d’années dans l’industrie, du fait du mouvement d’automatisation, couplé au processus de rationalisation, de réduction des effectifs. Quiconque visite aujourd’hui une usine automatisée ne peut qu’être frappé par le désert humain : par ci, par là, des petits îlots, des micro-équipes de trois ou quatre personnes, voire des ouvriers ou techniciens totalement seuls face à leurs écrans. La longue ligne de montage faiblement automatisée devient l’exception. Ce qui est vrai chez Usinor sur la supervision d’un processus l’est tout autant chez Danone sur une ligne de conditionnement ou chez Renault dans un atelier d’emboutissage ou une tôlerie. Des îlots, certes fortement coordonnés entre eux par les dispositifs techniques et les échanges d’informations, mais îlots malgré tout. Mais j’ai retrouvé, bien que selon d’autres modalités, la même réalité dans les activités de service.

À ceci prêt que l’individu est seul, non face à un système technique et communicationnel de production industrielle, mais face à des clients, des usagers, un public et face aux applications informatiques qui interpénètrent son activité. Le professeur est seul face à sa classe. Le guichetier de la poste est seul face aux clients qui se présentent au guichet, le conducteur de train est seul désormais (depuis que la conduite à deux a été supprimée) face à la conduite du train et aux passagers qu’il transporte, le chercheur qui doit rédiger un rapport est seul face à son ordinateur, le vendeur de France Telecom est souvent seul face à un client...

On aurait certes raison de dire qu’il y a, derrière chacun d’eux, le savoir d’un corps professionnel, des moments d’échanges et de rencontres, des entraides sollicitables, une coopération réelle et potentielle, etc. Mais il faut prendre au sérieux ces moments de solitude, qui, matériellement parlant, occupent une fraction considérable du temps de travail (et du temps du travail) et mobilisent la responsabilité, au double sens du « répondre de « (répondre à la tension de l’élastique) et d’« avoir le souci de « (des effets de mutation que l’activité professionnelle engendre). Je pourrais développer l’exemple des conseillers financiers à La Poste, seuls, face aux clients, dans leur petit espace (fermé ou ouvert selon les cas), au sein du bureau de poste. Il peut sembler étrange de parler de solitude, lorsqu’on est deux (un conseiller financier et un client), voire bien davantage (un enseignant face à un amphi de 300 étudiants). Mais néanmoins, cette solitude est tangible : il n’existe pas de symétrie, de réversibilité des rôles, entre le salarié travaillant et les destinataires.

La notion de responsabilité est précisément celle qui cristallise le mieux cette solitude : l’individu est seul responsable de l’issue de la situation, quand bien même il solliciterait un réseau d’entraide. Responsable, au sens d’avoir des comptes à rendre à la direction de l’entreprise (ou de l’institution). Responsable, au sens d’avoir le souci de la réussite de ses actions face aux clients et publics et/ou face au système automatisé qui peut, à tout instant, dysfonctionner... Double responsabilité, en tension interne souvent forte. Même au sein d’un réseau d’intervenants, cette part de double responsabilité solitaire, dans le présent-futur de la situation, est incontournable. Elle pourra s’exprimer juridiquement, le cas échéant (un conducteur de train, lors d’un accident grave, un médecin, qui a donné un mauvais traitement...), mais l’expression juridique éventuelle ou l’énoncé d’une faute professionnelle ne sont qu’un produit dérivé de cette montée de la responsabilité fonctionnelle et éthique (dans la tension forte entre le fonctionnel et l’éthique qu’impose la condition salariale).

J’aimerais comparer cette solitude à une monade, selon le remarquable concept avancé par Leibnitz et repris par Tarde. Une bulle, si vous préférez, qui contient en elle-même l’univers tout entier. À la différence toutefois de Leibnitz, il faut considérer cette monade comme ouverte :

- ouverte en amont : informée par les enjeux de l’activité professionnelle. Le conseiller financier, par exemple, a pour enjeux, à la fois, fonctionnellement, la stratégie de La Poste dans le domaine des services financiers, la réussite de la campagne commerciale du moment et, éthiquement, la capacité à assurer un bon conseil au client, sur la base du diagnostic financier. Il le sait, son action est gouvernée par ces deux enjeux et leur tension ;

- ouverte en latéral : les entraides, coordinations et soutiens possibles pour bien réaliser son travail ;

- en aval : les prises de relais par d’autres groupes ou fonctions (le centre de services financiers pour traiter les comptes de clients, après le contrat négocié par le conseiller et son acceptation). Monade ouverte donc, mais monade tout de même. Car, de plus en plus, on ne va pas d’un savoir professionnel collectif et de règles implicites partagées par un groupe de métier vers un savoir individuel.

Au-delà de la formation formelle à laquelle on aura pu avoir accès, on va du style et de l’expérience que chaque individu construit, solitairement, dans les situations qu’il doit, au quotidien, affronter, pour solliciter et aller vers des savoirs et règles socialisées, vers un genre professionnel comme en parle Yves Clot, savoirs eux-mêmes évolutifs, fragiles.

Quelles sont les conditions d’un bon exercice de la solitude ? Le recueillement, la possibilité de se concentrer sur ce qu’on envisage de faire. Des espaces et temps de retraite, pour souffler, mais aussi pour engendrer cette concentration. Une qualité de l’environnement sonore, temporel. La construction d’une expérience de l’expérience, la capacité qu’a l’individualité de faire retour sur sa pensée et son action, à partir des cas traités et mémorisés. Le conseiller financier, soucieux de se perfectionner, dans le cours d’une sorte d’expérimentation permanente de son activité.

L’expérience de l’expérience : élément clef du développement de la compétence.

Par cette solitude assumée (et non pas niée en fonction de la normativité que l’on serait tentéd’imposer au réel), on peut retrouver de la coopération. On peut montrer qu’elle se structure autour de trois temps, de trois modalités :

- les nombreux échanges extensifs d’information et la communication faible (en intensité de compréhension réciproque) à distance : téléphone, Internet, fax, applications informatiques... ;

- des moments intenses de communication intercompréhensive, qui nécessitent une rencontre physique, des réunions ou dialogues, avec toute la richesse et difficulté des échanges langagiers et des controverses, moments essentiels, souvent décisifs pour réussir la coopération ;

- enfin, la communication avec soi, le langage intérieur, lorsqu’on fait retour critique sur soi, que l’on se considère dans ses propres dispositions personnelles et sa capacité de mutation.

C’est la combinaison de ces trois modalités de coopération, communication que je propose de qualifier de « communauté d’action « (expression remplaçant, au moins partiellement, celle de métier), qui s’organise autour d’enjeux partagés (le partage de ces enjeux étant lui-même un produit incertain de la constitution et action de cette communauté).

Partant de la proposition avancée dans mes analyses sur la compétence, visant à considérer l’organisation, à la fois comme un assemblage souple de sujets pris dans les filets de leurs initiatives réciproques et comme une communauté d’acteurs pris dans les tensions de leurs champs de responsabilité respectifs, je voudrais présenter les fondements plus directement conceptuels qui sous-tendent cette proposition. Dans l’activité de travail, dans des organisations « post-tayloriennes « à autonomie (et non pas « autonomes « ), l’activité professionnelle de l’individu se présente comme une totalité en soi, sur laquelle le sujet intervient, de lui-même, par ses initiatives et sa propre concentration subjective, sa compétence. Un conseiller financier à La Poste, pour reprendre notre exemple, assume de lui-même l’entièreté de la situation de conseil sur un produit financier, en s’y consacrant et s’y concentrant. Cette activité n’apparaît plus de prime abord comme une fraction de la division sociale du travail, mais comme une totalité singulière qui appelle subjectivation (pour reprendre une expression de François Dubet).

C’est pourquoi l’ensemble du sujet face à ses actions devient monade, qui condense, à l’intérieur d’elle-même, des enjeux organisationnels forts. Le sujet est face à lui, comme face à une ouverture interne, qui est captée dans la singularité et l’événementialité de ses prises d’initiative. Le sujet est solitaire, enfermé d’une certaine façon, dans cette monade, agissant sur fond de ses propres ressources internes, face à un client et face à un ordinateur. Mais, en même temps, de cette intériorité même, surgit la nécessité d’une diversité d’actions réciproques, qui doivent se nouer par une communication avec d’autres acteurs de l’organisation, pour que les initiatives aboutissent, pour que le sujet puisse aller jusqu’au bout de ses actions, et se repositionner, comme acteur, dans son champ de responsabilité et au sein de la division du travail. Le conseiller financier ne peut aller jusqu’au bout de la relation avec son client, sans animer des actions réciproques avec les agents du Centre financier, l’animateur des ventes, le chef d’établissement du bureau de poste, les conseillers spécialisés, etc.

Les moyens dits d’information (téléphone, applications informatiques, fax...) sont investis par cette nécessité, avec des risques importants d’échecs des tentatives de communication, si l’organisation n’a pas été pensée en fonction du double croisement entre des nécessités qui surgissent de l’intériorité même de chaque monade, et poussent à la recherche d’un dialogue avec d’autres sujets connus comme tels (dans une relation intersubjective, au sens rigoureux de ce terme) et des lignes d’interdépendance qui strient et repositionnent chaque sujet comme acteur d’un travail hautement collectif (et donc socialement et objectivement divisé dans une relation fonctionnelle). La monade est poussée, de l’intérieur, à s’ouvrir sur l’extérieur, mais elle glisse sur les rails de la division spatialisée du travail qui en fixent et en emprisonnent le mouvement. Le basculement de l’ouverture interne à l’ouverture externe de la monade est un moment de risque, ce dont témoignent les plaintes nombreuses d’incompréhension, voire les attaques violentes contre les autres individus (connus ou anonymes) de l’organisation, incompréhension née du fait même que ces « autres « sont perçus comme bloqués dans une logique d’acteur qui répond à des rôles fonctionnellement figés, dénués de toute propension à l’intercompréhension.

Par exemple, les critiques fortes qu’un conseiller financier de La Poste pourra lancer contre ses correspondants du Centre financier montre bien la difficulté, voire l’échec de ce basculement, dans une organisation qui n’a pas été conçue pour l’autoriser, qui n’a pas été faite pour favoriser la compréhension réciproque et l’action commune, chacun restant figé dans son rôle. Le conseiller financier pense réussite de l’action commerciale face au client, alors que les agents du Centre pensent risques pour La Poste. Les échecs sont partiellement compensés par la tentative de chaque sujet de se créer son propre réseau interpersonnel, faisant appel à des gens qu’il « connaît « au sein du Centre financier, mais tentative précaire et très difficilement reproductible dans la durée, qui joue la fiction (à la fois positive et inaccomplie) selon laquelle l’organisation ne pourrait vivre que de sujets sans acteurs, et donc sans prescription de rôles.

Éventuellement, il y aura retour sur une division fonctionnelle qui opère par séparation des sphères légitimes d’action (et non plus par définition de poste de travail) et par neutralisation des affects, par promotion d’un « travail froid « (le rêve de bien des encadrants !).

Ce qui se joue en définitive, ce sont des tensions sur une redéfinition profonde de la division du travail, dans laquelle le schéma classique : « division/coordination/contrôle de prescription « au sein d’un travail spatialisé craque au profit d’un schéma : « totalité engagée/échange communicationnel/contrôle de modulation du comportement « , au sein d’un travail temporalisé, mais sans que le second schéma parvienne à s’imposer de manière dominante aujourd’hui, ni même à être vu par la hiérarchie.

Mais il existe un risque incontestable : celui que la solitude se transforme en isolement, celui que la communauté d’action n’arrive pas à prendre consistance, celui que l’individu se trouve livré à lui-même, fragilisé, n’arrive pas à édifier des appartenances professionnelles qui pourraient avoir sens et lui donner force face aux clients, comme face à l’employeur, risque de double servitude. Ce risque peut être aggravé par l’imposition unilatérale par les employeurs du modèle du contrôle par modulation, la liberté se renversant en fragilité. Il faut avoir une conscience précise de ce risque.

Il existe néanmoins un autre risque, particulièrement sensible pour la communauté des sociologues : celui de ne voir le travail que sous le filtre du fonctionnalisme et des arrangements sociaux, des significations morales socialement établies, de l’ordre durkheimien à retrouver ou à maintenir. Et d’oublier les mouvements d’individuation, les genèses qui sont sans cesse relancées, les inventions parfois solitaires, le sens éthique qui se constitue et qui résiste face aux significations morales, les actions intempestives, les solidarités d’engagement.

Le travail peut être vu comme invention toujours singulière,avant que d’être ramené au respect d’un ordre global et d’une division organique. Le guichetier invente, le conseiller financier invente, l’ouvrière qui fabrique un bracelet de montre invente. Ils ne sont pas les purs robots perdus ou apeurés d’une société salariale déréglée. Cette formation et ce développement des individualités actives se réalisent sur un fond pré-individuel. C’est tout ce qui sépare l’individualité, comme produit provisoire d’un processus, de l’individu comme état. Tout ce qui fait que la pleine prise en compte de l’individualité singulière de chacun, comme produit provisoire d’un mouvement d’individuation et toujours doté de son potentiel de transformation, ne saurait aucunement se confondre avec une montée de l’individualisme.

Ce qu’il faut penser, ce n’est pas la socialisation d’un « individu « , mais l’individuation d’un être biologique et social. Lev Vygoski l’avait bien vu, à propos de ses recherches sur l’enfance : la question n’est pas de savoir comment un individu se socialise, mais comment un être social s’individue.

Ce fond pré-individuel ne saurait se réduire à l’appartenance sociale, comme le veut la sociologie traditionnelle. Il est largement constitué aujourd’hui de lignes de partage, de courants de forces, qui répartissent et forment clivage au cours de la formation des individualités quant au devenir du travail, dans des situations et des conjonctures concrètes.

C’est sur ce fond pré-individuel et ce champ de forces que les choix et les responsabilités éthiques prennent toute leur valeur, et que la question du « service « , par exemple, devient un point de clivage et de prise de parti. Et ces clivages traversent les individualités davantage qu’ils ne découpent des groupes sociaux clairement séparés.

Les guichetiers dans un bureau de poste sont clivés entre trois options, trois perspectives : les missions du service public, le service rendu à des usagers singuliers en fonction de leurs possibilités de vie, la vente commerciale. Ces guichetiers s’individuent en affrontant, au cours de leur trajectoire personnelle et au quotidien de leur travail, une multiplicité d’événements à partir desquels une prise de parti autour de ce clivage s’opère et une orientation de leur travail se constitue, prend forme et, si possible, parvient à être partagée. Cette communauté de positionnement n’est pas simple à constituer : aujourd’hui certains guichetiers maintiennent le principe d’égalité de traitement des usagers selon des règles homogènes, d’autres entendent mieux comprendre les attentes et problèmes de chaque client, tandis que d’autres n’hésitent pas à endosser l’habit du vendeur, postures qui peuvent traverser un même « individu « .

Ce sont trois conceptions différentes de leur métier, des pratiques professionnelles différentes, des choix sociétaux différents. Mais nous aurions pu en dire autant pour les vendeurs dans les boutiques de France Telecom et du débat, parfois virulent, qui oppose les vendeurs « sans état d’âme « , aux conseillers « respectueux des clients « .

Les groupes sociaux se forment davantage autour de ces prises de parti et perspectives qu’autour des appartenances traditionnelles. C’est l’attitude face au devenir qui sert de base à la constitution des appartenances et aux débats contradictoires en période de mutation forte et rapide.

Le salariat, globalement, est certainement en position de faiblesse vis-à-vis des employeurs, mais jamais les salariés n’ont été aussi actifs dans leurs élaborations intellectuelles et leurs prises de position, très loin de l’image de salariés « laminés « et passifs. Fragiles certes, souvent en souffrance, voire en révolte, parfois sur le point de « craquer « psychiquement, mais pas esclaves, et, beaucoup moins que dans d’autres périodes, aliénés.

C’est peut-être, à l’issue de 7 années d’enquêtes et de plusieurs centaines d’entretiens, le résultat le plus significatif.

Voici donc, très rapidement présentés, cinq thèmes, issus de ceux développés dans mon dernier livre, que je livre à la réflexion.


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