mardi 14 août 2018 par Christian Marazzi
La mission impossible du sauvetage de l’euro, l’effondrement de la déseuropéisation, le cataclysme géopolitique qui peut en dériver. Mais, avec l’austérité, on ne sort pas de la crise, on ne produit que de la récession et de la dépression. Interview à Christian Marazzi sur la pénitence après la grande bouffe néolibérale, et sur l’antidote du commun.
INTERVIEW à Christian Marazzi Par Ida Dominijanni
Économiste, professeur à l’École Universitaire de la Suisse Italienne et, précédemment, à Padoue, New York et Genève, militant et intellectuel de référence des mouvements de la gauche radicale, Christian Marazzi est l’un des analystes plus lucides de la crise économico-financière actuelle. En 2009, il fut l’un des premiers à en diagnostiquer le caractère historique et l’impact global ; et lorsque la crise faisait des ravages aux États-Unis, il avait déjà prévu l’inévitable implication de l’eurozone. Analyste subtil de la financiarisation comme modus operandi du biocapitalisme postfordiste, Marazzi ne croit pas dans la possibilité de sortir de la crise ou d’en contenir les contradictions à travers des politiques de rigueur. Nous allons partir par le sauvetage de l’euro pour raisonner sur ce qui nous attend.
Le cours de la crise a donné raison à tes analyses. Au bout de deux ans, l’épicentre s’est déplacé des Etats-Unis vers l’Europe, et au bout de quelques semaines, nous sommes passés du risque de default de certains pays, y compris l’Italie, au risque d’écroulement de l’Eurozone tout entière ; ce qui équivaut à l’effondrement de l’Union dans les termes où elle a été (mal) réalisée jusqu’à présent. À ton avis, comment la situation peut-elle évoluer ?
Les indices de chronique sont éloquents. En Europe, l’aversion envers l’Allemagne et la rigidité d’Angela Merkel augmente, car elle ne montre pas de vouloir céder aux deux propositions désormais considérées indispensables par tous pour éviter le cataclysme d’Euroland : la monétisation des dettes souveraines de la part de la Bce, et l’émission d’eurobonds pour réduire le poids des taux d’intérêt sur les bons du trésor des pays plus exposés à la spéculation des marchés financiers.
Considères-tu aussi ces mesures comme étant indispensables ?
Ce sont deux mesures partageables, mais elles sont malheureusement au-delà du temps limite : au cours des deux dernières semaines, la crise a enduré une accélération telle, qu’elles sont devenues inapplicables. La transformation de la Bce en une vraie banque centrale comme la Federal Reserve – qui puisse fonctionner comme prêteur de dernière instance pour acheter les bons du trésor des pays membres endettés, en arrachant aux marchés le pouvoir de décider comment et quand intervenir – est une idée juste, mais désormais irréalisable face à la fuite actuelle de capitaux de l’Eurozone ; comme le montre le cours de la dernière enchère de bons du Trésor allemand et les 1500 tonnes d’or qui, semble-t-il, sont entrées en Suisse dernièrement. À ce point, la monétisation des dettes de la part de la Bce n’obtiendrait d’autre résultat que celui d’alimenter cette fuite et d’accélérer le collapse de l’euro : ce n’est pas un hasard si Draghi s’est opposé - du moins jusqu’à présent - à cette solution. De même pour l’institution des eurobonds - des obligations émises et garanties par l’ensemble des pays membres pour « mutualiser » ou socialiser les différentes dettes souveraines : voici encore une mesure raisonnable qui n’a pourtant aucune possibilité d’être appliquée, car les pays forts comme la France, les Pays-Bas, la Finlande, l’Autriche et l’Allemagne subiraient une augmentation de leurs taux d’intérêt en une période où les entreprises sont déjà soumises à des augmentations prohibitives du coût de l’argent, à cause de la raréfaction de la liquidité en circulation. De toute manière, même si au sommet de Bruxelles de jeudi, on réussissait à trouver un accord partiel, les régimes d’austérité imposés aux pays endettés seraient tels qu’ils rendraient vain tout sauvetage de l’euro. Ce n’est qu’une question de temps.
Tu vois donc un effondrement à l’horizon ?
Le fait est, que la crise de la monnaie unique construite selon les préceptes monétaristes et néolibéraux est arrivée à sa fin. Et il me paraît tout à fait vraisemblable que la rigidité de Merkel ne soit qu’une stratégie pour rendre inévitable la sortie de l’Allemagne de l’euro et le retour au mark. La date circule déjà – entre Noël et l’Épiphanie – alors que nous serons tous pris par d’autres occupations ; comme l’inconvertibilité du dollar, qui fut décidée le 15 août. Ici en Suisse, circulent déjà des légendes métropolitaines au sujet de deux imprimeries qui seraient en train de défourner des marks.
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