mercredi 24 août 2005 par Bernard Paulré
L’adjectif cognitif fait en effet penser au cognitivisme qui désigne, selon les cas : soit un courant des sciences cognitives (cf. F. Varela), soit un ensemble de techniques visant à opérationnaliser ou fournir un support matériel (via des appareils ou des dispositifs) à des actes - mentaux-de calcul, de conception...
1 Introduction au capitalisme cognitif *
MATISSE-ISYS, UMR Paris 1 - CNRS n° 8595 Dans quel capitalisme entrons nous ? Sur quelle base et comment le caractériser ? Comment identifier ce qui en fait la nature ? Telles sont les questions auxquelles je vais tenter de répondre. Mon exposé comprend trois parties :
Dans un premier temps je vais poser les termes dans lesquels se pose le problème de l’analyse des mutations du capitalisme contemporain. Bien entendu, ce problème sera abordé du point de vue de l’économiste essentiellement, même si je ne m’interdis pas quelques incursions dans d’autres disciplines « voisines ».
Dans la seconde partie je poserai la question de savoir si la technique constitue un principe d’unité possible du capitalisme contemporain. Autrement dit : Allons-nous vers un capitalisme technologique ?
Dans la troisième partie je m’attacherai à justifier l’hypothèse de l’émergence d’un capitalisme cognitif 1. J’y évoquerai aussi les raisons qui peuvent faire préférer la notion de capitalisme cognitif à celle de capitalisme financier ou encore de société de la connaissance. Deux observations préalables : La thèse du capitalisme cognitif a été développée au sein d’une équipe de recherche de Paris 1 qui s’appelle I.SY.S. (Innovation SYstème Stratégies) et qui appartient au laboratoire MATISSE (UMR n° 8595). Elle a été ébauchée en 1999 lors d’un colloque qui s’est tenu à Amiens (co-organisé avec le CRISEA) et a fait l’objet d’une présentation plus systématique, comme programme de recherche, lors du Forum de la régulation de septembre 2001. 1 Ecartons d’emblée une source d’incompréhension quasiment grammaticale. L’adjectif cognitif fait en effet penser au cognitivisme qui désigne, selon les cas : soit un courant des sciences cognitives (cf. F. Varela), soit un ensemble de techniques visant à opérationnaliser ou fournir un support matériel (via des appareils ou des dispositifs) à des actes « mentaux » de calcul, de conception... Dans l’expression capitalisme cognitif, le mot cognitif est utilisé simplement comme adjectif dérivé de connaissance. Si bien que l’on désigne par là un stade du capitalisme dans lequel l’accumulation de la connaissance occupe une place centrale et pas spécifiquement un capitalisme dans lequel le cognitivisme se développe. Il y a évidemment un certain lien entre les deux mais, comme cela sera exposé dans le texte, la technologie n’est pas pour nous le facteur déterminant et caractéristique du capitalisme en cours d’émergence. Non seulement elle ne l’est pas mais, surtout, pour plusieurs raisons, elle ne peut pas l’être.
* Le texte qui suit est la version écrite d’une conférence faite en novembre 2004. Le lecteur voudra bien en excuser le caractère en partie inachevé (absence de bibliographie notamment).
2 Quand je dirai « nous » dans le texte qui suit, ce sera le plus souvent pour désigner un groupe de chercheurs qui rassemble : Antonella Corsani, Patrick Dieuaide, Maurizio Lazarrato, Jean-Marie Monnier, Yann Moulier-Boutang, moi-même et Carlo Vercellone Mais il va de soi que je suis le seul responsable de ce texte. J’observe, ensuite, qu’au travers de la question de l’entrée dans un nouveau capitalisme, on traite évidemment ipso facto de celle du dépassement et de la sortie du capitalisme actuel. Même si l’entrée dans le capitalisme cognitif implique la sortie du capitalisme industriel, les analyses de ces deux phénomènes ne se recouvrent cependant pas totalement.
Position des problèmes Mise en perspective historique
Depuis une dizaine d’années, la connaissance est devenue à la fois un objet d’analyse important en économie et une priorité pour un certain nombre de gouvernements ou d’agences intergouvernementales. En économie, jusqu’aux années quatre-vingt dix, on parlait surtout d’information. Les décennies 60 et 70 ont certainement constitué la période charnière au cours de laquelle l’information est devenue un objet d’analyse mobilisant un grand nombre de chercheurs. Le prix Nobel attribué à J. Stiglitz traduit la reconnaissance de son rôle dans cette avancée et récompense des travaux pour l’essentiel réalisés au cours des années 70. L’idée que la connaissance joue un rôle important dans la dynamique économique avait déjà été énoncée et même approfondie par certains grands théoriciens : A. Smith, F. List, K. Marx, J. Schumpeter et F. Hayek plus particulièrement. Mais la connaissance était toujours abordée sous un angle particulier ou c’était un type particulier de connaissance qui était étudié (la division du travail, l’innovation, le fonctionnement des marchés). L’étude de la connaissance comme une activité en soi, comme objet d’investissement, la prise en compte de l’immatérialité, l’étude de la place de la connaissance comme activité et de sa fonction globale dans l’économie seront au cœur d’analyses s’inscrivant dans le prolongement des travaux empiriques de F. Machlup de 1962 (à commencer par M. Porat, 1977). Ce n’est cependant que trente ans après les travaux pionniers de Machlup qu’elle émerge comme une préoccupation centrale en analyse économique.
C’est du côté des économistes de l’innovation et à la faveur de la montée du courant appelé évolutionniste 2 que cette émergence se réalise. L’une des idées directrices est l’existence d’une co-évolution entre la connaissance et l’activité industrielle. L’apprentissage est ainsi devenu un thème de recherche important en économie. L’entreprise est abordée comme une organisation globalement productrice de connaissances. Les facteurs explicatifs des performances d’un pays sont considérés comme faisant système et s’inscrivant dans une histoire, d’où le concept de 2 Que nous préférons présenter d’ailleurs comme un néo-évolutionnisme afin d’éviter toute confusion avec l’évolutionnisme du XIXième siècle (celui d’H. Spencer par exemple).
3 système national d’innovation. (qui présente l’intérêt de poser que l’innovation procède d’un système global). Dans le même temps quasiment 3, des responsables ou des experts intervenant pour des organismes internationaux comme l’OCDE, formulent des recommandations tournant autour de la société du savoir, de l’économie fondée sur la connaissance (ou tirée par la connaissance), ou encore de la société de la connaissance. Ces mots d’ordre font penser à la notion de société post-industrielle apparue à la fin des années soixante (D. Bell, A. Touraine 4) mais quand on regarde ce qu’ils recouvrent, la parenté reste incertaine sinon lointaine. Certes on retrouve bien des deux côtés la même volonté d’identifier les tendances dominantes des sociétés développées et la reconnaissance de l’importance du rôle de la connaissance. Mais dans un cas il s’agit d’explorer les manifestations et les logiques de transformations sociales, dans l’autre d’étudier des performances économiques, les infrastructures correspondantes puis de formuler des prescriptions et des logiques d’intervention économique. D’un côté la connaissance constitue une orientation et la nature d’une société en cours d’émergence, de l’autre le développement de la connaissance est considéré comme un moyen pour renforcer la compétitivité des nations 5.
Au moment même où apparaissait l’idée d’une société fondée sur la connaissance, dans les années quatre-vingt dix, la nouvelle économie émergeait et entraînait les Etats-Unis dans le cycle de croissance le plus long de toute l’histoire économique de ce pays. Or ce qui était au cœur de la nouvelle économie et en justifiait l’appellation, c’était l’explosion des technologies de l’information et de la communication (les « NTIC » ou les « TIC »). C’est-à-dire un ensemble de dispositifs et d’objets techniques associés aux diverses activités engageant l’esprit. La preuve était ainsi en quelque sorte administrée sur le terrain que l’investissement dans ces domaines était un facteur déterminant de la croissance et de la compétitivité. Cette brève présentation rétrospective suffit, je pense, à montrer au moins deux choses : •d’abord l’ambiguïté liée à l’usage de la notion de connaissance car la question se pose d’emblée de savoir de quelle connaissance on parle et comment on l’aborde. S’agit-il de la connaissance humaine générale ? S’agit-il du type de connaissance technique pointue que l’on trouve dans les brevets par exemple c’est-à-dire de la connaissance des ingénieurs, ou encore de la connaissance scientifique ? Ne s’agit-il pas, plus simplement, d’une évaluation indirecte faite à partir, comme le font souvent les économistes, des investissements en équipements ? Dans les rapports d’étude internationaux on trouve aussi souvent du benchmarking (étalonnage) c’est-à-dire des grilles quantitatives multicritères. Bref, la connaissance et l’information sont appréhendables à des niveaux différents, sous des aspects et à partir de critères très variés. Au point qu’il est difficile d’affirmer que c’est toujours du même objet que l’on parle. 3 Conférence de Copenhague de 1994 d’où sera tiré l’ouvrage collectif publié par l’OCDE : Employment and Growth in the Knowledge-based Economy (1996). 4 « Ce que furent la métallurgie, le textile, la chimie et aussi les industries électriques et électroniques dans la société industrielle, la production et la diffusion des connaissances, des soins médicaux et des informations donc l’éducation, la santé et les médias, le sont dans la société programmée », A. Touraine, Critique de la modernité, p. 285. 5 A ce propos cf. plus particulièrement la déclaration faite à l’issue du Conseil européen extraordinaire de Lisbonne (mars 2000) : vers une Europe de l’innovation et de la connaissance 4 •ensuite, la connaissance est un enjeu. Elle n’est pas seulement un objet d’étude académique et universitaire. Elle est devenue un enjeu de politique économique et industrielle. Un enjeu parce qu’il y a un grand nombre de façons d’investir sur la connaissance et que toutes ne sont pas équivalentes selon la nature des objectifs poursuivis : sociaux, économiques, politiques, scientifiques ou techniques. Un enjeu parce que les montants de ressources mobilisées par les investissements de connaissance sont devenus extrêmement importants. Un enjeu, enfin, parce que, indiscutablement, la connaissance joue un rôle privilégié dans l’évolution économique et sociale.. Comment l’économiste peut-il se situer par rapport à cet enjeu ?
Les termes de l’analyse de l’évolution du capitalisme On ne peut aborder cette question qu’à condition de garder présent à l’esprit que la réflexion sur la nature et les manifestations de la connaissance fait partie du problème. Selon que la connaissance dont on se préoccupe est le langage technique et scientifique ou celui du management, selon que l’on privilégie les objets et les équipements, ou les activités et les contenus, on aura des points de vue différents. Or il n’est pas possible de clarifier d’abord la notion de connaissance et de discuter ensuite des enjeux et de la place de la connaissance. Car il y a toujours des enjeux et leur nature ou les problèmes posés sont liés à la façon dont on conçoit l’objet connaissance. D’autre part, les différents aspects sont souvent liés. Ce qui ne veut pas dire que l’on prétend traiter de toutes les manifestations de la connaissance à la fois Mon propos est de traiter de la place de la connaissance dans la compréhension de l’évolution et des transformations du capitalisme contemporain. L’objectif final est d’introduire le concept de capitalisme cognitif, mais mon propos est, surtout, d’en justifier l’introduction. L’idée directrice est que les économistes sont à la recherche d’un principe d’unité permettant de caractériser les mutations en cours et d’orienter leurs réflexions. Nous pouvons observer cela en particulier dans le courant de la régulation 6, dans lequel nous nous inscrivons, où les chercheurs se mobilisent pour identifier le mode de régulation qui prendra la place du Fordisme et du post-Fordisme. Le capitalisme constitue évidemment un cadre d’organisation des activités économique globalement stable. En schématisant, toute la question est par conséquent de savoir quel qualificatif il convient d’adjoindre au mot capitalisme pour caractériser le système en cours d’émergence. Pour argumenter notre réponse, nous partons du principe qu’une société, pendant une certaine époque, se caractérise par un principe ou une orientation de son accumulation, celle-ci induisant à la fois de la reproduction et du changement. Par accumulation nous entendons les investissements de la société, en donnant à ce mot un sens très large, en ne la réduisant pas à la Formation Brute de Capital Fixe des économistes. Nous partons de l’idée que c’est l’orientation de l’accumulation qui confère à une formation économique sa nature. Les approches proposées par l’école de la régulation ne traitent habituellement pas de cet aspect. Pour une partie des chercheurs relevant de cette école, l’enjeu théorique semble tourner essentiellement autour des conditions de la réalisation d’un bouclage satisfaisant de grandeurs. 6 L’école de la régulation est apparue au début des années 70 sous l’impulsion, plus particulièrement, de M.Aglietta, de R. Boyer et de A. Lipietz. Elle développe une approche historique et institutionnelle de l’économie centrée sur la mise en évidence et l’analyse de régimes d’accumulation et de modes de régulation (fordisme par exemple).
5 macroéconomiques, une fois observés les comportements et les médiations constituant apparemment un nouveau mode de régulation. Nous considérons que pour étudier historiquement l’évolution du capitalisme, il faut aller au delà des formes institutionnelles et du bouclage macro-économique, et prendre en considération le contenu de l’accumulation. Ce qui revient à dire que l’accumulation n’est pas uniquement une activité à appréhender en termes quantitatifs. Il convient aussi d’en qualifier l’intention et le sens. Nous appelons système d’accumulation l’association de ce que l’école de la régulation appelle un mode de production 7 et d’un type d’accumulation. Ainsi le capitalisme industriel peut-il être caractérisé par le fait que l’accumulation porte pour l’essentiel sur les machines et sur l’organisation du travail abordée dans ce contexte comme l’organisation de la production et l’affectation des travailleurs à des postes. Le capitalisme cognitif est un autre système d’accumulation dans lequel l’accumulation porte sur la connaissance et sur la créativité, c’est-àdire sur des formes d’investissement immatériel. A partir du moment où l’on reconnaît le caractère central de ce type d’accumulation, on est naturellement conduit à penser que la captation des gains tirés des connaissances et des innovations est l’enjeu central de l’accumulation et joue un rôle déterminant dans la formation des profits. La question des droits de propriété, la place dans les réseaux, les alliances, la gestion des projets sont des facteurs institutionnels et organisationnels majeurs. Ils jouent un rôle crucial. Les stratégies se déterminent à partir de la recherche d’un positionnement spatial, institutionnel et organisationnel adéquat pour accroître la capacité à s’impliquer dans un processus créatif et à en capter les bénéfices. L’orientation de l’accumulation n’est pas un principe qui vient « du dehors ». Nous la considérons comme un phénomène émergent, donc générée par le système lui-même. Nous y reviendrons dans la troisième partie. Sur cette base méthodologique, dès lors que l’on se pose la question de la caractérisation du type de capitalisme dans lequel nous entrons, le travail de recherche consiste donc à identifier, à partir de l’observation et de l’interprétation, principalement économiques en ce qui nous concerne, la thématique caractéristique de l’accumulation. Celle autour de laquelle se constituent les principaux enjeux et qui donnent à la société contemporaine son caractère spécifique. Ce travail est de nature heuristique. Certaines démarches développent un point de vue plutôt quantitatif, visant à identifier les activités, les investissements ou les secteurs qui tendent à occuper la place la plus importante. Je fais allusion à des travaux qui essayent de mesurer, par exemple, la société digitale (experts du Département du Commerce US). C’est cette démarche qu’ont mise en oeuvre F. Machlup, M. Porat puis, en France Jean Voge pour démontrer l’entrée dans une société informationnelle. Notre approche est qualitative. D’abord parce qu’il ne faut pas confondre les manifestations d’une mutation, et les forces sous jacentes qui leurs sont transverses. Le sens de l’évolution.
7 Dans la terminologie de la Théorie de la régulation, la notion de mode de production est la catégorie de niveau immédiatement supérieur à celle de mode de développement. Elle désigne « toute forme spécifique des rapports de production et d’échanges, c’est-à-dire des relations sociales régissant la production et la reproduction des conditions matérielles requises pour la vie des hommes en société » (R. Boyer, 1986, p. 43). 6 n’est pas nécessairement à proximité des signes qui la manifestent et ne se qualifie pas obligatoirement les mêmes termes. Ensuite parce que les mutations se situent sur différents plans et engagent des domaines, des dimensions ou des manifestations hétérogènes. Il s’agit d’un phénomène systémique. Ce qui implique que la qualification du sens est globale et ne peut se réduire à l’une des manifestations. L’un des enjeux de ce type d’analyse concerne la place du capitalisme industriel. Une partie des chercheurs engagés dans ce type de réflexion semble faire comme si les mutations en cours, manifestant l’avènement d’un nouveau stade du capitalisme, ne nous faisaient cependant pas sortir du capitalisme industriel. Nous avons un point de vue différent. Nous pensons que la crise du Fordisme masque en fait, ou dénote celle du capitalisme industriel. J’assume sur ce point, en ce qui me concerne, l’influence des sociologues de la société postindustrielle.Mais elle n’est pas la seule à s’exercer. La réflexion engagée à partir d’une relecture des premiers écrits de Marx (avec des auteurs aussi différents que M. Henry et T. Negri) et le débat sur la nature du travail dans un contexte de dépassement du taylorisme ont aussi nourri cette réflexion, quoique je n’en traiterai pas précisément ici (sauf en ce qui concerne un aspect qui sera évoqué à la fin de ce texte). Au delà de la question de savoir si nous sommes sortis du capitalisme industriel (question-titre de l’ouvrage édité par C. Vercellone 8), l’autre problème auquel nous sommes plus particulièrement confrontés est le suivant : entrons nous dans un capitalisme technologique, ou bien dans un capitalisme cognitif ? Nous avons en quelque sorte deux candidats à la nouvelle centralité du capitalisme 9. Avant d’exposer les arguments qui nous font pencher en faveur de l’hypothèse du capitalisme cognitif, nous devons examiner, pour l’écarter, la thèse de l’entrée dans un capitalisme technologique.
Les écrits sur la nouvelle économie traduisent bien la forte ambiguïté dont a été porteuse cette période. D’un côté, un grand nombre de commentateurs et d’analystes ont privilégié la dimension technique. Certains à l’excès, donnant lieu à des dérives utopiques sur la cybersociété, ou sur les conséquences économiques des nouvelles technologies sur une longue période. Ils ont retenu le formidable investissement dans les nouveaux équipements. D’autres, plus rares sur le moment, et plus nombreux par la suite, ont mis en avant les dérives issues de la montée de l’immatériel dans l’évaluation du capital des firmes. Pour clarifier le débat, il faut dissocier ces deux dimensions, la technique d’un côté, la connaissance et l’immatériel de l’autre. Nous montrerons, dans la troisième partie, que la montée de la connaissance et de l’information comme forme centrale de l’investissement dans les sociétés contemporaines peut être abordée en des termes et justifiée à partir d’arguments qui ne doivent rien (ou peu) à la montée des TIC. Dans la partie qui suit je vais traiter de la pertinence de la technique comme principe d’unité et mode de caractérisation du capitalisme contemporain. Il s’agit d’évaluer la place de la dimension technique des transformations contemporaines et de se demander si, au plan factuel. 8 C. Vercellone (ed.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ? La Dispute, 2003. 9 Nous évoquerons ci-dessous deux autres options qui nous sont proposées : celle de l’émergence d’un capitalisme financier d’une part, celle de l’entrée dans la société de la connaissance d’autre part. 7 ou logique, leur importance permet de considérer que le capitalisme évolue vers un capitalisme technologique. Allons-nous vers un capitalisme technologique ? La thèse
La mutation actuelle du capitalisme est-elle essentiellement de nature technologique ? L’évolution en cours est-elle caractérisable essentiellement par le franchissement significatif d’un seuil technologique, ce qui suffirait à en déterminer la nature ? Dit d’une autre façon : La technique occupe-t-elle une place centrale dans l’évolution du capitalisme contemporain au point de pouvoir affirmer que nous serions entrés dans un capitalisme technologique ? Cette question peut être interprétée de deux façons : •elle laisse suggérer que, en généralisant, le capitalisme passe, au cours de son évolution par des stades traduisant une intensité technique accrue et/ou des changements technologiques significatifs. Cette interprétation peut être éventuellement mise en relation avec l’analyse des cycles longs Kondratiev. •elle peut signifier aussi que le capitalisme a atteint un stade particulier caractérisé par une place de la technologie plus significative et importante qu’auparavant. Parce que la technologie aurait franchi un saut qualitatif majeur. Eventuellement, aussi, du fait d’une meilleure maîtrise des processus de conception ou d’une utilisation plus intensive ou systématique de la science. Ou plus simplement parce que le système technicien, pour reprendre l’expression de J. Ellul, aurait atteint un niveau de déploiement élevé. L’importance attribuée à la dimension technologique à l’occasion de l’évolution actuelle ne doit pas surprendre. La nouvelle économie, et les performances surprenantes de l’économie américaine durant cette phase ont fait resurgir un certain nombre d’utopies ou de mythes. Parmi lesquels celui de la technique considérée en soi comme facteur de progrès et de croissance. Si l’on accepte d’aller au delà des discours mythiques, cette importance peut être discutée. Entendons nous bien. Ce n’est pas l’idée de l’approfondissement de la société moderne en tant que société technicienne qui est en cause. C’est la nature de la transformation du capitalisme qui est en jeu. C’est la caractérisation du capitalisme contemporain en tant qu’elle doit qualifier un type d’accumulation, une orientation ou une conception du progrès. Ce qui est en question c’est donc le fait de savoir s’il est pertinent (juste empiriquement) et opportun (juste analytiquement) de considérer que le capitalisme contemporain se caractérise par l’accumulation de techniques ou d’une certaine catégorie de techniques. Que l’accumulation de techniques est le vecteur central du progrès. Nous pouvons donner deux exemples de chercheurs qui ont exposé et défendu la thèse de l’avènement d’un capitalisme technologique. L. Karpik d’abord, M. Beaud ensuite. Pour L. 8 Karpik, sociologue (Directeur du Centre de Sociologie de l’Innovation de l’Ecole des Mines dans les années soixante-dix), c’est la place de la science qui justifie l’émergence d’une nouvelle forme de capitalisme : : « La combinaison d’un nouveau type de science - la science de la transformation organisée- et du processus de production et de création de produits détermine la formation d’une forme d’économie que l’on nomme capitalisme technologique et qui a pour règle de fonctionnement la puissance » (Science, rationalité et industrie, n° spécial de la revue Sociologie du travail, 1972, p. 2). L’acteur central de ce capitalisme est « la grande entreprise de pointe ». Ce qui est caractéristique c’est que les opérations de recherche sont intégrées au système de production si bien que « la science de la transformation organisée devient la base de la stratégie industrielle » (ibid, p. 17). Selon L. Karpik, la puissance est le « principe caché » de fonctionnement des relations sociales codifiées. Se distinguant du profit et de la croissance, la puissance n’est cependant pas observable. La thèse du capitalisme technologique de L. Karpik nous semble en fait constituer une réactualisation du second Schumpeter, c’est-à-dire celui de Capitalisme, Socialisme et Démocratie. C’est un peu la même thèse que développe M. Beaud en mettant également l’accent sur la « nouvelle alliance du capitalisme et de la science » (Le basculement du monde, 1997, Ed. La Découverte, p. 197). Il s’agit d’un capitalisme « porté par les nouvelles vagues technologiques qu’il contribue à susciter et à entretenir ; informatique, télétransmission,... biotechnologies..-technologies qui, pour de nombreuses applications, peuvent ou doivent se combiner » (Ibid., p. 196). Mais ce capitalisme nouveau, selon M. Beaud, s’accompagne d’un « nouvel élargissement » qui peut être celui d’un « capitalisme généralisé » reposant sur la « généralisation de la marchandise » (Ibid., p. 198). Le problème soulevé par ce type d’approche a un fait un caractère général qui va au delà de la période contemporaine. Même si, parce que nous y sommes immergés, ce sont évidemment les transformations technologiques observées depuis une dizaine d’années qui retiennent notre attention et auxquelles nous pouvons nous référer. Sous sa forme générale, le problème auquel nous sommes confrontés est celui de la technologie comme « moteur » ou comme facteur déterminant de la croissance et du progrès. Nous allons développer à ce sujet 3 types d’arguments : •les premiers pour montrer que, selon certaines analyses, le progrès technique constitue un élément déterminant de la croissance et que les mutations technologiques de la nouvelle économie ont en effet un caractère spécifique, •le second groupe pour relativiser la montée en puissance technologique de la nouvelle économie, •le troisième groupe pour souligner qu’en fait la technologie n’est jamais seule en jeu. Ce sont des arguments de nature économique qui retiennent évidemment notre attention. 9
Venons en au premier argument Le progrès technique apparaît comme un facteur déterminant (c’est-à-dire causal et important) dans une grande partie des analyses de la croissance. Je souligne : croissance et non progrès. Les économistes recourent généralement au taux de croissance comme critère de performance d’une société. L’importance et le rôle de la technologie s’apprécient quantitativement à partir de l’analyse des facteurs de la croissance. Le modèle le plus connu et qui a joué un rôle essentiel est le modèle de Solow. Le rôle du progrès technique est mesuré à partir de ce qu’on appelle le résidu de Solow, c’est-à-dire par la part de la croissance du produit global qui ne s’explique pas par la croissance des quantités des facteurs de production, le travail et le capital. Cette part, que l’on appelle le gain de productivité totale des facteurs c’est-à-dire la croissance de la productivité de la combinaison de facteurs, est censée représenter l’effet du progrès technique. Son application à l’économie américaine pour la période 1909-1949 montre que la variation de la productivité totale constitue de loin le facteur le plus important de la croissance (« déterminant » évité pour éviter causalisme). Les 7/8 de la variation du produit par tête sont ainsi imputables au progrès technique. Bien évidemment, cette mesure du progrès technique apparaît assez grossière et, depuis d’autres méthodes ont été appliquées pour réduire le résidu et affiner l’évaluation. En France les travaux les plus connus sont ceux de E. Malinvaud, D. Carré et P. Dubois. Ce qui est intéressant, c’est que dans ce type de modèle la technologie est exogène. Ce qui est évidemment décevant sinon paradoxal compte tenu de son importance empiriquement avérée. La croissance s’explique pour l’essentiel par ce qui n’est pas dans le modèle. Ce type de modèle représente le système productif d’une économie réduite à son expression la plus simple : une fonction de production macroéconomique. Il n’y a pas d’acteurs et il n’y a pas de décision. Ce modèle s’applique a priori à n’importe quel type de pays, quel que soit son niveau de développement et son organisation économique. Tout repose sur des analyses de productivité ou de substitution capital travail. Cette analyse des facteurs de la croissance occupe une place considérable dans le débat relatif à la nouvelle économie. Elle est utilisée pour trois motifs : •d’abord parce que, s’agissant d’évaluer le rôle des nouvelles technologies dans la croissance, il fallait un outil permettant d’apprécier l’évolution de la productivité globale des facteurs - ensuite à cause du paradoxe de Solow (« je vois des ordinateurs partout sauf dans les statistiques », New York Times, 1981). Les économistes avaient été surpris par l’arrêt ou le très fort ralentissement des gains de productivité globale au début des années soixante dix (cf. les articles d’Englander dans la Revue économique de l’OCDE). Ce phénomène n’avait pas reçu d’explication satisfaisante et le paradoxe de Solow ne faisait qu’accroître la perplexité des analystes. •enfin parce que l’évaluation de la productivité constituait en autre enjeu important, cette fois pour la politique monétaire. 10
La productivité est en effet un facteur libérateur ou créateur de ressources : lorsqu’on est en plein emploi la croissance potentielle augmente. Certes il y avait encore du chômage au début des années 90 aux Etats-Unis, mais celui-ci avait beaucoup reculé. Nous étions à un minimum et le débat sur la productivité avait un rôle stratégique dans la détermination de la politique monétaire. La croissance pouvait être non inflationniste si, malgré un chômage très faible, des gains de productivité étaient présents. L’analyse statistique a contribué à laisser penser que les Etats Unis franchissaient une étape historique. En effet, si les gains de productivité globale avaient fortement chuté à partir du début des années 70, leur remontée à la fois imprévue et subite au milieu des années 90 était interprétée de façon optimiste. Tout se passait comme si, après des années d’attente, l’informatique commençait enfin à produire ses effets si bien que l’on pouvait être assuré, dorénavant, que les effets bénéfiques de ces investissements allaient se manifester désormais régulièrement. C’est le pari qu’a fait A. Greenspan en 1996, contre l’avis de la plupart des membres du comité de la Fed. Beaucoup pensèrent alors que l’économie la plus avancée, les Etats-Unis, atteignaient un stade particulier de développement imputable essentiellement au développement des nouvelles technologies. Un autre élément contribuait à donner à au changement technologique en cours un caractère exceptionnel. Les technologies dont il s’agit sont ce qu’on appelle des technologies génériques (en anglais on les baptise par l’acronyme GPT : General Purpose Technology). Autrement dit elles peuvent être appliquées dans tous les secteurs et être mêlées avec d’autres technologies pour générer tout un ensemble d’applications nouvelles. La technologie essentielle n’est d’ailleurs pas celle des équipements mais celle du software. De plus les technologies nouvelles ne sont pas seulement des technologies à usage professionnel. Il s’agit aussi de technologies concernant des objets et des usages finaux nouveaux. Ce qui est important : il y a continuité et homogénéité entre les technologies utilisés dans les entreprises et celles utilisées au foyer ou pour des usages de distraction. C’est une des manifestations de la convergence numérique. Les raisons ne manquent donc pas pour reconnaître le caractère exceptionnel des mutations technologiques des années 90, pour considérer qu’une étape historique était franchie et que la « mauvaise passe » des années 70 et 80 était enfin conjurée. J’en viens à une série d’arguments destinés à relativiser la révolution technologique des années 90 aux Etats Unis : •D’abord les gains de productivité des années 90, lorsqu’on les détaille, sont concentrés, statistiquement, dans le secteur de la fabrication des biens durables et ne semblent pas avoir diffusé dans les autres secteurs. L’analyse montre d’ailleurs qu’ils sont concentrés dans le secteur de production du matériel informatique. Mais une étude qualitative faite par le Cabinet MacKinsey a montré que sur les quatre secteurs ayant connu les gains de productivité les plus importants, deux relèvent de l’ancienne économie, notamment le secteur de la distribution. •En 2000 Robert Gordon, un économiste américain qui a beaucoup étudié la période de la nouvelle économie sur le plan statistique et se présente lui-même comme un sceptique, a rapproché ce qu’on appelait la révolution Internet des innovations de la fin du XIXième siècle (celles de la seconde révolution industrielle : éclairage électrique, moteur électrique, 11 automobile, transport aérien et automobile, industrie chimique moderne, le téléphone, le cinéma, la radio... ). La conclusion de son analyse est défavorable à Internet dont les effets ne sont, selon lui, à la hauteur d’aucune des innovations de la fin du XIXième siècle citées. • Dans ce registre, celui des révolutions technologiques, comment ne pas penser à l’analyse que fit Marx de la révolution industrielle anglaise, soutenant que la révolution industrielle n’est pas la conséquence du brusque accroissement énergétique de la machine à vapeur. C’est « la création de la machine-outil qui rendit nécessaire, écrit-il, la machine à vapeur révolutionnée ». •Une autre façon de relativiser consiste à observer que le progrès technique constitue une évolution normale pour un système capitaliste et que celui-ci peut connaître des a coups importants, notamment de caractère cyclique. Deux auteurs ont fourni sur ce point des analyses essentielles. Dans l’ordre chronologique Marx d’abord, avec la place centrale du taux de profit et l’évolution de la composition organique du capital. Après K. Marx, J. Schumpeter avec son analyse de l’innovation, nécessaire au maintien du système capitaliste lui-même. Les analyses de Marx et de Schumpeter, de façon différentes mais convergentes fournissent des explications de la relation entre capitalisme et technologie. Nous sommes dans des visions où le capitalisme implique une force transformatrice impulsée par des acteurs particuliers : l’entrepreneur chez Schumpeter, puis la grande entreprise ; la bourgeoisie chez Marx. Le capitalisme apparaît comme un moteur d’accumulation et de changement. Schumpeter et Marx déclarent tous deux de façon différente que le capitalisme c’est une dynamique, une évolution. Pour Marx le mode de production capitaliste a un « aspect révolutionnaire permanent ». Et Schumpeter écrit que « le capitalisme consiste essentiellement en un processus d’évolution » résultant de l’exploitation des inventions par les entrepreneurs (Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Payot, pp. 185 et 186). Chez K. Marx, c’est le principe de l’accumulation issue de la plus value puis l’évolution de la composition organique du capital qui sont affirmés comme les éléments déterminants. Chez J. Schumpeter, c’est l’existence même du capitalisme qui est en jeu (véritable processus d’autopoïèse). Tous deux insistent aussi, dans des termes également très proches, sur le rôle de la concurrence. •Une autre manifestation importante mais indirecte du progrès technique dans une économie de marché est la division du travail. Smith est le premier à avoir souligné cette dynamique mais c’est au début du XXième siècle qu’A. Young développe une analyse plus systématique de la relation entre division du travail et croissance. Ce qui souligne le lien entre intensification de la technologie et déploiement de la société industrielle Bref, dès lors que la technologie est reconnue comme endogène, la dynamique du système est plus dans le capitalisme lui-même, dans les actes et les intentions des acteurs en charge des investissements et de l’accumulation, que dans la technique 10. J. Schumpeter part de l’idée qu’il y a en permanence des inventions et que ce qui est déterminant c’est l’innovation, c’est-àdire l’acte entrepreneurial. Les analyses qui ont immédiat suivi ont davantage porté sur la rareté des entrepreneurs que de celle des inventions. Au travers de l’importance reconnue à la 10 A leur façon, les théories de la croissance endogène exploitent cette idée. 12 création d’entreprises, aux start up et au capital-risque, on est bien aujourd’hui sur la même ligne de pensée. Le dernier argument sur lequel nous voulons insister pour relativiser l’affirmation du rôle déterminant de l’évolution technologique des années 90 consiste à observer que la technologie n’est pas seule en jeu. Ce qui va nous amener à une réflexion plus générale sur sa nature. La technologie n’est pas seule en jeu parce que, dans le système productif, les facteurs organisationnels jouent un rôle important. Les économistes qui ont étudié la nouvelle économie ont réalisé assez tardivement le fait que l’efficacité des nouvelles technologies dépend directement du contexte et des conditions de leur mise en œuvre. (P. David, Eskenazy). Il y eut d’ailleurs, en France, le rapport Riboud de 1987, puis le rapport d’A. d’Iribarne de 1989 sur la compétitivité. Ces rapports (et d’autres études) montrent que « les nouvelles technologies n’induisent pas d’amélioration automatique si elles ne sont pas accompagnées d’une volonté de repenser les métiers et les organisations » (p. 11, d’Iribarne). La technologie n’est jamais seule en jeu parce qu’elle ne détermine pas, seule, ses domaines et ses conditions d’application. Ou alors il s’agit d’une technologie appliquée et spécialisée, parfaitement programmable. Mais considérer en bloc les TIC ne nous informe en rien sur les motifs de ces investissements et sur la nature des transformations recherchées. Si les TIC sont des GPT, a fortiori ce sont des outils de base dont les usages sont potentiellement variés et constituent un ensemble ouvert. Nous avons posé auparavant le principe que ce qui compte, ce n’est pas l’accumulation en soi, mais l’orientation de l’accumulation. La technique peut-elle tenir lieu d’orientation de l’accumulation ? Sans doute si l’on pense que les acteurs sont fascinés par la technique, qu’ils vont systématiquement vouloir investir dans des dispositifs intenses en technique ou systématiquement en objets nouveaux. Mais il s’agit là d’une dérive technicienne (que l’on peut voir instrumentalisée dans les stratégies de groupes équipementiers dans les télécommunications ou dans la stratégie consommatrice de puissance de Microsoft). Comme l’a écrit A. Riboud, il ne faut pas imputer « aux nouvelles technologies des transformations essentielles de l’entreprise qui sont plutôt à mettre sur le compte de bouleversements économiques » (Préface à l’ouvrage d’A. d’Iribarne, p. 11). Autrement dit ce sont les changements externes qui poussent les entreprises à concevoir de nouvelles solutions et à faire appel à la technologie, en cherchant certains effets. La définition même de la notion de technique révèle d’ailleurs cette ambiguïté ou, du moins, cette double nature de la technique. Si celle-ci peut être définie par sa fonction, qui est de produire des artefacts (de Bruyne, Politique de la connaissance. Analyse des enjeux et décisions, Bruxelles, De Bœck, 1988, p. 18), il faut observer que cette production associe une logique interne qui porte sur les idées et les concepts à mobiliser et assembler, et une logique contextuelle de satisfaction d’une demande (de Bruyne, Ibid, p. 20). Lorsqu’on parle de technique on pense généralement à la « logique interne ». Or celle-ci n’épuise pas le sens de la notion. La technique n’est pas que technique ! Finalement, les développements récents autorisent-ils à défendre la thèse d’un capitalisme technologique ? La révolution technologique (en tant que technologie) est-elle d’une 13 importance telle qu’elle puisse justifier et caractériser une phase nouvelle du capitalisme industriel (L. Karpik) ou un stade de capitalisme post-industriel ? La technologie peut elle être en soi, hors des relations sociales, des structures d’usages ou de production, hors des objectifs au service desquels elle est mise, un facteur explicatif et caractéristique suffisant des changements en cours ? Peut on réellement considérer que la technologie (ou plutôt une certaine famille de technologies, les NTIC) puisse être, à elle seule, un facteur explicatif ou qu’elle constitue par elle même un principe d’unité ou de cohérence du nouveau capitalisme ? Nous ne le pensons pas pour les raisons qui ont été énoncées. Si le capitalisme industriel se caractérise par des rapports de production et un régime d’accumulation spécifiques, la technologie ne peut suffire, seule, à caractériser et expliquer un stade nouveau et donc une transformation de ces rapports. Ce qui reviendrait à supposer qu’elle détermine l’organisation et les rapports de production. Nous nous engagerions alors dans la voie d’un déterminisme technologique. Direction que nous refusons de prendre 11. Un dernier argument peut être avancé à l’encontre de la thèse du capitalisme technologique. Nous avons montré ci-dessus que la technologie ne peut pas être considérée comme seule déterminante, en dernière instance, de la croissance. Une thèse voisine, exprimée dans le langage de la théorie de la valeur, revient à dire que les moyens techniques, c’est-à-dire le capital, ne peuvent être considérés comme productifs de valeur (au sens de valeur d’échange). Comme l’écrit M. Henry : « Qu’on pose maintenant un procès matériel de production d’où le travail vivant serait exclu, ce procès n’est plus un procès de valorisation, aucun système de valeur n’en résulte et ne peut en résulter, le capitalisme est désormais impossible » (Marx, 1976, Gallimard, Tome II, p. 450). Le stade ultime de la technique ou, ce qui revient au même, l’illusion de la technique productrice par elle-même, conduit à cette situation paradoxale où une quantité importante de valeur d’usage est associée à une quantité négligeable sinon nulle de valeur d’échange. Au sens Marxien, dans ce cas, le capital n’est pas productif : « ... le capital ne produit pas de plus value s’il n’utilise pas le travail vivant » ( K. Marx in les Grundrisse). 11 Nous refusons l’idée que la technique ou, plus généralement, le système scientifique et technique puisse être considéré comme le facteur causal premier (exogène) du changement de régime. Ainsi, l’analyse en terme de paradigme techno-économique (C. Freeman et C. Perez) semble souvent prendre pour acquis et donné l’apparition d’un facteur nouveau ou d’une ressource nouvelle à partir de laquelle s’échafaude le nouveau paradigme. En termes très généraux, il nous semble réducteur a priori de concevoir les mutations structurelles comme étant la conséquence globale de la modification d’une cause unique exogène. Cela revient à considérer que la société est mise en mouvement de l’extérieur, donc à nier ou limiter sa capacité d’autorégulation. Être contre le déterminisme technologique ne signifie pas être contre la technique ou être hostile à l’idée que la technique puisse jouer un rôle important. L’idée centrale est que la technique vaut essentiellement par ses usages et que ceux-ci se construisent socialement et dans le temps. Il faut distinguer l’invention de l’innovation. Et il faut distinguer l’innovation réussie, diffusée, de l’innovation restée peu ou non exploitée. Et il faut distinguer aussi les usages prévus des usages effectifs : les acteurs « bricolent », détournent, modifient les objets techniques. Nous sommes favorables à un point de vue néo-évolutionniste et/ou constructiviste. Ainsi, l’informatique s’est développée sur 40 ans. La première informatique (années 50/60) est différente de la seconde (années 80 et sq). L’informatique de production (robotique etc... ) n’est pas la même que l’informatique de gestion ou encore que l’informatique scientifique. Avancer que l’informatique est à l’origine d’un nouveau stade du capitalisme est un abus de langage ou un raccourci audacieux. L’informatique s’est développée parce qu’elle « répondait » à des besoins (qui ont émergé aussi progressivement, en partie en fonction de l’informatisation). En matière de changements « structurels », ni les besoins, ni la technique ne sont « premiers ». C’est un processus d’ajustement réciproque qui se déploie dans le temps. 14 J’en viens maintenant à la troisième partie de mon exposé Introduction au capitalisme cognitif
Dans cette partie, je justifierai l’usage de la notion de capitalisme cognitif en exposant les arguments favorables à cette approche. Mais je m’interrogerai, en conclusion, sur la nature réelle de la connaissance. Ce qui signifie que le capitalisme cognitif n’est pas seulement une hypothèse sur la nature du capitalisme contemporain. Il s’agit aussi d’un cadre d’analyse permettant de développer un point de vue critique et d’identifier les tensions et les conflits dont cette formation est porteuse. On ne doit pas chercher à caractériser la période du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés par la nature de la technologie qu’elle met en œuvre et a fortiori par les types d’investissements matériels réalisés (objets techniques). Les investissements en technologies de l’information et de la communication, au sens matériel du terme, sur lesquels les économistes centrent souvent leur attention, sont plutôt un symptôme ou un signal des changements en cours. Elles n’en donnent pas le sens véritable. Le développement observé de ces technologies doit au mieux être interprété comme le signe d’un besoin ou de l’intention de répondre à un certain nombre de problèmes ou de contraintes. En l’occurrence, il s’agit d’étendre ou de modifier la capacité d’intervention des acteurs, sinon de la société, dans une certaine direction : coordination étendue, création et conception de produits et de procédés de façon maîtrisée, engagement dans des réseaux, accumulation de données sur les clients et la concurrence, . Nous allons revenir sur ces points. Un certain nombre d’investissements de connaissance et d’information ont d’ailleurs un caractère non matériel et traduisent des efforts de rationalisation. Mais ils ne sont pas toujours mesurés et pris en considération (organisation, gestion plus particulièrement). Nous allons y revenir aussi. La thèse de l’entrée dans une époque nouvelle baptisée capitalisme cognitif part de l’idée qu’un type d’accumulation tend à occuper une place centrale dans la dynamique de la société : l’accumulation de la connaissance et de la créativité. La connaissance et l’information constituent la source principale de la productivité. Cette orientation vient se substituer à celle qui prévaut durant la période du capitalisme industriel et qui privilégie les investissements en machines et en organisation du travail. Mais l’entreprise n’est pas seule à produire, gérer ou exploiter la connaissance. C’est un processus nécessairement collectif. Si bien que dans un système reposant sur une économie décentralisée et privée, la question de l’appropriation des connaissances est centrale. Pour la thèse du capitalisme cognitif l’enjeu se situe d’abord au niveau du contrôle et de la captation de certains effets d’un nouveau type d’accumulation portant essentiellement sur la connaissance et une certaine créativité. Nous avons écarté la thèse d’un capitalisme technologique. Avant d’aller plus loin, il faut nous arrêter quelques instant sur la thèse d’un capitalisme financier et sur celle de la société de la connaissance de l’OCDE. 15
Le capitalisme financier et la société de la connaissance : deux hypothèses concurrentes ? Nous ne pensons pas que la notion de capitalisme financier suffise à caractériser le type de capitalisme en cours d’émergence. Non pas que nous soyons en désaccord avec les analyses qui mettent en évidence certaines dérives et soulignent la place désormais occupée par un certain nombre d’institutions et d’opérations financières. Ce qui est mis en avant par les tenants de la thèse du capitalisme financier c’est le déplacement du pouvoir qui s’opère au profit des investisseurs institutionnels intervenant au nom de l’actionnariat salarié. D’ailleurs, cette thèse s’accompagne de propositions destinées à rééquilibrer le pouvoir de façon à ce que les salariés, au travers des syndicats, puisse peser sur les arbitrages sinon prendre le contrôle des fonds de pension (M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, 2ième édition, O. Jacob, 1997, Postface, p. 463). Le dernier ouvrage publié sur ce thème par M. Aglietta (Le capitalisme financier et ses dérives, Albin Michel, 2004) ne s’achève-t-il pas par une réflexion sur les conditions d’une plus grande démocratie économique au travers, notamment, des formes de gouvernance des entreprises ? Nous voyons dans cette orientation donnée à l’analyse du capitalisme contemporain, même si nous la partageons, un effort de compréhension du capitalisme en tant qu’organisation du pouvoir économique, plutôt qu’une réflexion sur l’organisation globale de la production dans ses différentes dimensions : technique, sociale, organisationnelle 12. C’est dans cet esprit que nous avons proposé la notion de capitalisme cognitif. Elle conjoint la caractérisation du mode de pouvoir économique (capitalisme) et celle de l’organisation productive aujourd’hui fondée, selon nous, sur la connaissance. La thèse d’une orientation cognitive de l’accumulation n’est absolument pas incompatible avec une mutation du système de pouvoir telle qu’il est caractérisé par M. Aglietta. C’est d’ailleurs pour la raison symétrique que la notion d’économie fondée sur la connaissance de l’OCDE ne nous convainc pas. Outre le fait qu’elle semble accorder une place trop importante aux aspects techniques (investissements, activités techniques et rôle déterminant de la technique) au détriment des relations sociales, elle abandonne et semble ignorer l’importance de la répartition des pouvoirs sur la dynamique de transformation. Elle construit un projet hors de l’histoire économique, industrielle et sociale, que l’on peut qualifier de technocratique au sens strict, sans intention péjorative. Certes, on peut légitimement se demander si l’ordre productif et l’ordre économique et politique sont dissociables, ou si l’un ne prend pas le pas sur l’autre. Ils sont distinguables plutôt que dissociables. Nous en prendrons pour seule preuve que la société industrielle a pu être mise en œuvre aussi bien par un capitalisme de type anglo-saxon, que par le capitalisme appelé rhénan (capitalisme français ?) ou encore que par un système socialiste d’Etat. 12 L’analyse des dérives ou de certaines manifestations du capitalisme financier a aussi sa place dans la compréhension du rôle de la finance dans l’organisation de la production, dans les stratégies des firmes et dans la répartition de la valeur. Mais cette dimension de la finance, pour importante qu’elle soit, ne peut selon nous servir de base à la caractérisation du capitalisme contemporain en tant qu’ordre productif. C’est la raison pour laquelle nous considérons que la signification essentielle du capitalisme financier se situe davantage dans le champ de l’organisation économique. 16
Mais le fait que les deux aspects soient distinguables en ce sens qu’il existe des combinaisons multiples, ne signifie pas que, pour une société donnée, à un moment de son histoire, l’organisation politique et l’organisation productive forment un ensemble facilement décomposable. L’histoire d’une société détermine simultanément ces deux ordres. Ces deux aspects (ordres) sont ils hiérarchisables ? Cela signifierait que l’un transmet à l’autre des contraintes et un cadre qu’il définirait en quelque sorte de façon autonome. Que l’un fixe et impose à l’autre certains paramètres. Dans une perspective systémique, il semble difficile de poser a priori la supériorité de l’un des deux ordres sur l’autre. Il n’en demeure pas moins que la forme capitaliste semble plus stable, même si elle se transforme, que l’ordre productif. Mais ses caractères évoluent. Revenons maintenant à la justification de la thèse de l’entrée dans un capitalisme cognitif. Pourquoi et comment entrons-nous dans le capitalisme cognitif ? L’un des arguments utilisés pour justifier la mise à l’écart de la capacité qu’aurait un certain système technique, celui des NTIC, d’imprimer, de donner son sens au capitalisme contemporain, a consisté à représenter l’introduction des techniques comme un processus comportant une double face. Cela nous permet, comme économistes, de privilégier l’idée de besoins ou de priorités. C’est-à-dire de reconnaître l’importance des orientations exprimant le sens des changements recherchés même s’il n’y a pas préexistence de la réponse mais construction. L’idée de priorité est importante car elle ne préjuge pas de la solution finalement retenue. Il s’agit plutôt d’une stratégie. Afin de fonder à la fois logiquement et dans son émergence le capitalisme cognitif, il faut donc que nous soyons en mesure, en partant d’un certain nombre de « besoins » 13 de justifier une orientation nouvelle de l’accumulation c’est-à-dire une orientation spécifique des investissements. Nous allons, relativement rapidement, donc en partie superficiellement, essayer de montrer à quelles priorités, contraintes ou opportunités les agents de la production (le système productif) ont été confrontés et quelles solutions en ont résulté. Je souligne : je ne prétends pas que les acteurs se soient adaptés à des contraintes données. Dans une optique de longue période les solutions engagées modifient l’environnement en même temps que l’on s’y adapte. C’est le principe de la cible mouvante. Je suggère simplement qu’à terme une stabilisation s’effectue qui permet une présentation distinguant les situations d’un côté, et les « réponses » de l’autre. Les mutations qui nous semblent significatives concernent : •la libéralisation et la déréglementation, 13 Nous utilisons le mot « besoin » avec précaution. Nous ne partons pas en effet de l’idée que les entreprises ou, plus globalement, le système productif, chercherait des « solutions » pour s’adapter à une situation nouvelle créée par un certain nombre de mutations. En fait la « situation » caractérise à la fois la nature de l’environnement et la façon dont celui-ci est « perçu ». C’est cette « perception », fondée sur certaines orientations (c’est-à-dire des stratégies d’entreprises) qui génère certaines réponses. Cela constitue en fait un processus qui se déploie dans le temps et se structure ou se construit progressivement : la nature de la situation émerge en même temps que prennent forme et se structurent des stratégies. C’est quand ce processus est parvenu à son terme que le couple [situation - réponses] peut être caractérisé et spécifié en tant que couple. L’un des aspects de ce processus consiste en ce que les réactions des entreprises au changement contribuent, dans un cadre de concurrence imparfaite ou d’innovation, à produire la situation globale à laquelle elles doivent « s’adapter ». 17
•la mondialisation, c’est-à-dire l’intégration économique mondiale qui trouve son origine dans la division internationale du travail (que l’on peut considérer aujourd’hui comme une division cognitive du travail (P. Moatti et El Mouhoud)), •l’intensification de la concurrence internationale que l’on peut considérer comme une conséquence des mutations précédentes. La mondialisation agit automatiquement comme un facteur intensificateur de la concurrence. Les oligopoles anciens sont ébranlés par cette concurrence. La déstabilisation incite à modifier les règles du jeu de la période de stabilité et à l’innovation. •l’extension de la concurrence à des secteurs qui étaient préservés jusqu’à une époque récente. Effet de la déréglementation et/ou des accords commerciaux : transports publics, télévision, énergie, services financiers etc. •l’ouverture financière a entraîné des changements brusques. La multiplication des instruments financiers de gestion du risque, jointe à l’augmentation des financements sur les marchés internationaux a entraîné une spécialisation et une forte professionnalisation (technicisation) de la finance de marché. Et il en est résulté une interdépendance très forte entre les pays (et entre les compartiments du marché). On observera que l’activité financière internationale est aujourd’hui une activité pleinement communicationnelle, informationnelle et cognitive (rôle des outils techniques, innovations de procédés). En tant que secteur d’activité, la finance est totalement dans le capitalisme cognitif. •La montée en puissance des investisseurs institutionnels s’est traduite par une élévation des exigences de rentabilité des entreprises désormais soumises à une pression forte. Lesmarchésfinanciersconstituentlelieudecirculation des titres et le lieu privilégié d’évaluation. Les directions générales ciblent des objectifs compréhensibles par les marchés et crédibles. Une partie de ceux-ci s’expriment directement en terme de performances financières et des critères des investisseurs (price earning ratio, capitalisation boursière). Une partie substantielle de l’activité des dirigeants est d’ordre communicationnel (cf. le développement des road show : organisation de tournées pour rencontrer des analystes et des investisseurs). •l’importance reconnue désormais aux petites et moyennes entreprises. Leur capacité innovatrice est reconnue (ce qui marque le regain d’intérêt pour le premier Schumpeter) et leur rôle dans la création d’emplois est souligné. Le développement du capital-risque s’explique par les performances de nombreuses start up, même si on ne peut, en la matière, empêcher des comportements spéculatifs et des excès (montages fallacieux). On s’intéresse aujourd’hui aux STBF (small technological based firms) Après les mutations, les solutions ou les réponses. Les réponses qui se sont progressivement mises en place mettent en évidence : •que les stratégies déployées pour contrer la baisse de la rentabilité reposent sur l’innovation. (principe du cycle de vie : la partie la plus intéressante est la phase de croissance que l’on soit ou non en situation de monopole). On peut parler d’un phénomène d’innovation permanente, caractéristique selon nous du capitalisme cognitif. 18
•des coopérations stratégiques s’expliquant entre autres par la nécessité de partager les coûts de la R&D, mais pas uniquement. La recherche se complexifie et la mise au point de produit ou de procédés nouveaux fait appel à des connaissances complémentaires qu’il faut combiner et partager (tout en respectant les droits de propriété de chacun). On assiste à l’émergence de réseaux d’alliances ou encore de « constellations » qui semblent émerger comme centres de décisions. Les coopérations sont de deux types : horizontales (entre concurrents) ou verticales (entre équipementiers par exemple et un client). •une meilleure maîtrise des processus de mise au point et de lancement de produits nouveaux, pouvant aller jusqu’à une quasi-planification dans le cadre d’un consortium. L’exemple du DVD est très illustratif d’une démarche de planification concertée. On peut y voir à la fois une plus grande maîtrise technique (gestion de projets) et une plus grande maîtrise des relations stratégiques. Ainsi qu’un plus grand volontarisme. •le développement des liens entre entreprises privées et laboratoires universitaires et, plus généralement, une intégration verticale de la recherche (conception interactive et bouclée des relations entre recherche fondamentale, recherche appliquée et innovation ; cf. Kline et Rosenberg) •un développement des débats et des tensions en matière de droits de propriété. Les gouvernements sont très directement sollicités sur ces questions. Au plan national mais, surtout, au plan international. On peut y voir la conséquence directe du rôle de la connaissance dans les stratégies des firmes, un effet de la concurrence par l’innovation ou encore de l’application de la science à des produits ou secteurs nouveaux. •le développement des méthodes de gestion des connaissances dans les entreprises ; celui d’outils comptables et de méthodes d’évaluation des intangibles. Les problèmes de comptabilité et d’évaluation des actifs occupent une place importante sur le plan institutionnel et dans les stratégies des entreprises (présentation des comptes ; mode d’exhibition d’un résultat). Tout ce qui concerne l’évaluation et la mesure devient stratégique (incertitude). •la gestion et l’organisation de flux de diverses natures parce que, dans le cadre de la mondialisation (liée à ouverture puis à concurrence internationale et arbitrages salariaux), les entreprises organisent leur production sur la base de l’externalisation et de la constitution de filières de production internationalisées et d’approvisionnement des marchés mondiaux. La compétitivité dépend fortement de la capacité à organiser les flux de marchandises, des facteurs de production, d’ingénierie, d’information (sur les transports et logistique) et de finance. Le « matériel » et l’immatériel sont inséparables. Le développement industriel contemporain ne se traduit pas seulement par une forte expansion des investissements techniques et des méthodes de gestion de flux. Il se traduit aussi par une « explosion » des transports en tous genres (de marchandises et de passagers). •de nombreuses manœuvres d’acquisition ou de cession d’activités ou de firmes qui se banalisent et expriment deux choses : (i) une imbrication étroite des marchés financiers et du monde industriel, (ii) un souci de mobilité et de réactivité (notion d’entreprises agiles). Soulignons 5 points : •Dans tout ce qui a été décrit jusqu’ici parmi les solutions, nous n’avons que très peu évoqué le rôle des TIC. Ce qui est en soi caractéristique : les problèmes et les mutations de l’ordre 19 productif expriment des logiques qui ne sont pas, au premier ordre, de caractère technique au sens matériel du terme au moins. Là où elles interviendraient le plus stratégiquement, c’est en ce qui concerne : (i) l’usage d’ordinateurs ou de stations de travail pour la recherche et la conception de produits nouveaux, (ii) la coordination des opérations au plan mondial qui implique un développement des flux matériels, d’information et de finance, (iii) les activités financières. Ce que l’on doit noter, c’est que le déploiement des TIC s’explique par l’importance des exigences de coordination et de réactivité. Certes il existe d’autres usages de l’ordinateur ou des TIC et, pour une part importante, dans le travail d’exécution. •Dans le fordisme, le régime d’accumulation se déployait dans un cadre essentiellement national même si l’ouverture impliquait un branchement extérieur. Une régulation de système quasiment clos est devenue impossible. Les intérêts des entreprises s’écartent de ceux de leurs pays d’origine. Leur compétitivité économique n’est pas uniquement tributaire des conditions régnant sur un territoire particulier. Elle dépend de la capacité à organiser les flux de marchandises, de facteurs de production, d’ingénierie et de finance dans le monde entier. •nous n’avons pas abordé la question de la science. Nous avons fait allusion au caractère systémique des relations entre science, technique et économique comme cela a été montré par Kline et Rosenberg (modèle d’innovation en chaîne). La science deviendrait de plus en plus endogène et plus dépendante de la technologie et de l’industrie. La thèse d’un nouveau mode de production de la connaissance consistant à soumettre la recherche scientifique à une logique économique, ce que Gibbons et ses collaborateurs appellent le « mode 2 » a un certain écho même si elle peut être contestée dans ses fondements (B. Vavakova, La science et la nation, L’Harmattan, p. 35). •la place des Etats est importante. Le libéralisme ambiant ne doit pas faire oublier l’existence de stratégies commerciales (néo-mercantilistes) et le rôle organisateur et incitateur et coordinateur de l’Etat pour tout ce qui concerne la mise en relation des potentiels scientifiques et techniques et le monde des entreprises (exemple : mise en place de pôles de compétitivité). •le développement des connaissances et l’innovation dépendent d’un travail d’équipes composées d’ingénieurs ou de chercheurs spécialisés. De plus ils se réalisent souvent dans le cadre d’alliances. Et l’innovation implique une interdépendance systémique : d’un côté du fait de l’intégration verticale de la filière scientifique et technique ; de l’autre du fait des facteurs externes divers relevant de ce qu’on appelle le système national d’innovation. La productivité individuelle, surtout marginale n’a pas de sens dans ce contexte de créativité collective. Je voudrais aborder la fin de mon exposé par un approfondissement de deux thèmes : •le caractère systémique ou sociétal de la connaissance •certaines tensions ou conflits que le contrôle de la connaissance peut engendrer Le caractère systémique ou sociétal de la connaissance On observe, d’abord que la production se « socialise » en ce sens que la société devient un espace productif commun. D’abord parce que les connaissances générales constituent un bien commun, une indivisibilité. Ensuite parce qu’un grand nombre de connaissances spécialisées, 20 les connaissances techniques sont à l’origine d’externalités (spillovers). Ainsi, bon nombre de mesures montrent que le rendement social de l’innovation est supérieur au rendement privé et souvent substantiellement. Par ailleurs, l’organisation du travail est de plus en plus un processus collectif qui dépend d’investissements collectifs dans des infrastructures, des réseaux, des alliances et dans les capacités humaines (formation et apprentissage sur le tas). Pour toutes ces raisons, il est difficile d’isoler un élément et de lui imputer une certaine productivité. Le caractère systémique global de la production résulte aussi de la logique de la division du travail qui a deux implications : la solidarité et la complémentarité d’un côté ; la nécessité de la coordination de l’autre. Le contexte d’incertitude accroît les besoins d’échanges d’informations (effet-Richardson) et ceux de connaissance (standards communs et/ou normalisation). La capacité de programmation et de planification (donc de coordination avec les alliés ou les sous-traitants) est « stratégique ». Le caractère collectif ou public des interdépendances et des complémentarités conduit à envisager une internalisation des externalités à un niveau supérieur à celui de l’entreprise.. L’entreprise n’est plus l’entreprise. C’est l’entreprise étendue. C’est l’entreprise réseau. C’est l’entreprise élargie au corps social. C’est la société dans son ensemble qui est responsable de l’accumulation. Mais ce sont les entreprises qui captent les profits. Deuxième et dernier point. Le contrôle et la rationalisation des activités cognitives sont à l’origine de tensions Le brouillage de la frontière de l’entreprise s’explique par ce que certains appellent la fin du taylorisme. D’abord l’un des aspects de cette évolution concerne le brouillage sinon la disparition de la frontière entre travail et hors travail. (d’autant plus que l’on retrouve dans les deux sphères la même sémantique et les même outils, ce qui est un effet de la convergence numérique et du caractère de GPT des nouvelles technologies). Les limites de la disponibilité au travail reculent. L’implication doit être la plus grande possible, tant en ce qui concerne le temps que les dimensions de la vie mobilisées. L’exploitation peut alors s’exercer sous des formes nouvelles et sur des domaines étendus. Ensuite, alors que dans le système taylorien le savoir et l’être physique de l’exécutant sont séparés, dans le nouvel ordre productif on investit sur la capacité communicationnelle et cognitive des individus. Le souci de la réactivité c’est-à-dire de la production de réponses rapides, l’incertitude et la nécessité de trouver des solutions, l’octroi correlatif d’une autonomie aux agents de production conduisent à la mise en place de systèmes flexibles. Antoine Riboud, a écrit que « l’acte productif des hommes n’est efficace et rentable que s’il tire parti de tout le potentiel productif et pour cela on a besoin de tout le potentiel des hommes : leur rigueur, leur imagination, leur autonomie, leur responsabilité, leur capacité d’évolution. » Le travail en entreprise est devenu une activité communicationnelle, informationnelle et cognitive qui engage de plus en plus l’individu dans son être. D’une logique taylorienne de dissociation du savoir et de l’opération, on passe à une logique de recomposition. 21
La question que l’on doit finalement soulever est celle de la nature de ces activités cognitives et communicationnelles. C’est un enjeu et un lieu de tension éventuel. Dans le système taylorien, les bureaux d’études s’emparent du savoir faire des ouvriers pour rationaliser la production. Or cela ne semble possible que tant que nous sommes dans un cadre industriel relativement stable dans lequel les activités sont répétitives. Dès lors que les expériences des personnels d’exécution évoluent en permanence du fait de l’instabilité du système productif, cette démarche n’est plus possible. On ne peut capter et tirer parti des savoirs de la même façon. Les personnels et les systèmes productifs sont engagés collectivement dans des démarches d’apprentissage et d’évolution. D’où une certaine accélération et l’intensification de pratiques destinées à la rationalisation dans ce nouveau contexte. D’abord on impose un langage normalisé qui est le langage technico-commercial. Ensuite, l’employé est incité à déployer un rapport gestionnaire à son temps, à son implication dans le travail, à développer sa disponibilité, à se comporter en gestionnaire et comptable de ses compétences, et doit être apte à rationaliser une trajectoire professionnelle. Si la connaissance qu’on lui demande de mobiliser et d’accroître n’est pas une connaissance qui l’épanouit et lui donne un sentiment de réelle autonomie, et s’il s’agit d’une connaissance dont la forme et la sémantique sont prescrites, certains conflits ne risquent-ils pas d’apparaître ? Voici ce qu’écrivait Jean-Pierre Durand dans un article consacré à ce qu’il appelle la « rationalisation douce » : « la rationalisation actuelle se fait en douceur, et ce sont les intéressés qui l’organisent eux-mêmes. C’est vrai dans l’auto-organisation des tâches de l’individu ou des individus dans le groupe de travail. C’est vrai dans la phase d’évaluation où l’on assiste à une véritable auto-évaluation à travers la construction par les intéressés de leurs tableaux de bord. C’est tout aussi vrai des sanctions. Ainsi, les caractéristiques nouvelles de la rationalisation en font - provisoirement et de manière non homogène - un phénomène intériorisé où l’on pourrait parler de rationalisation consentie ou d’auto-rationalisation ». Il semble difficile de prétendre que les nouvelles rationalisations procèdent toutes de ce consentement suggéré par Jean-Pierre Durand. Mais on peut imaginer que la technique et l’amélioration (réelle ou prétendue) des savoirs exercent une séduction telle que les tensions suscitées par cette rationalisation « cognitiviste » peuvent être moins vives que les formes de rationalisation de la société industrielle. Ce qui est loin d’impliquer leur disparition. En ce sens au moins, la thèse du capitalisme cognitif implique une critique de la technique.
Annexe méthodologique La « construction » et le sens du concept de capitalisme cognitif peuvent être mis en relation avec certaines dichotomies « classiques » dans le contexte de l’analyse dynamique et historique de systèmes socio-économiques : synchronique vs diachronique, genèse vs structure, circuit vs évolution, structures achevées vs structures non achevées... Il nous semble utile d’éclairer l’hypothèse du capitalisme cognitif par sa mise en relation avec ces dichotomies méthodologiques. 22
L’expression de capitalisme cognitif résulte du fait que l’on accole l’adjectif cognitif au substantif « capitalisme ». Cette expression implique ainsi une distinction entre la notion de société (que l’on peut décliner en : société industrielle, société de la connaissance... ) et celle de capitalisme. Autrement dit on peut comprendre le capitalisme cognitif comme une société de la connaissance régie par une organisation de type capitaliste. Et c’est bien ce que nous voulons dire lorsque nous nous démarquons de la notion de société de la connaissance promue par l’OCDE. Et l’on peut comprendre aussi le capitalisme cognitif comme un capitalisme dans lequel la connaissance joue un rôle central, d’où son opposition à la notion de capitalisme industriel. En arrière plan de la notion de capitalisme cognitif on trouve donc au moins une distinction entre deux modes d’analyse d’un ensemble social historique : d’un côté la nature de son « mode de production », de l’autre la nature de son organisation économique. On suggère ainsi que, dans l’expression capitalisme cognitif, la notion de capitalisme caractérise l’organisation économique d’une société et que l’adjectif cognitif (ou industriel) caractérise son mode de production. Une autre distinction importante, courante dans les approches « structurales », est celle qui oppose approche synchronique à approche diachronique. On la retrouve au travers de la distinction entre genèse et structure. D’une certaine façon, la distinction de Schumpeter entre le circuit et l’évolution préfigure cette distinction de deux régimes de fonctionnement : l’un concernant la mutation d’un système économique c’est-à-dire le changement, l’autre caractérisant son fonctionnement à structure constante. En tant que forme d’organisation économique caractérisable par la propriété privée des moyens de production, la notion de capitalisme se manifeste autant dans l’ordre du diachronique que dans celui du synchronique. Du point de vue du changement, le capitalisme est un « mode de développement » reposant à l’origine sur une catégorie d’acteurs : la bourgeoisie. Mais l’organisation du pouvoir économique dans le capitalisme doit tenir compte aussi de la place de l’Etat et des transformations des rapports de classes. Du point de vue synchronique, le capitalisme est une forme d’organisation reposant sur certaines médiations institutionnelles : les formes de la concurrence, les formes de marchandisation, le rapport salarial, etc. (cf. école de la régulation). Le mode de production sert-il à caractériser des « stades » du capitalisme ? Deux questions sont posées : d’abord celle de savoir si l’on peut raisonner en terme de stades du capitalisme ; ensuite on peut s’interroger sur le fait de savoir quel aspect ou quelle dimension du système économique est le mieux placé pour exprimer la nature d’une certaine type de capitalisme et le caractériser. L’existence de stades se succédant ne peut être posée comme voie d’approche que dans la mesure où elle n’implique pas l’adhésion au principe d’une évolution naturelle. Le passage d’un stade à un autre ne peut être justifié ou expliqué par un processus spontané de « différenciation » ou de complexification (cf. H. Spencer), ou par la montée régulière d’une « force » ou d’un « esprit du capitalisme ». Par ailleurs, la définition théorique d’un stade du capitalisme, qui caractérise les relations et les liens d’implication entre certains traits, ne doit pas être confondue avec une formation sociale concrète. Autant cette dernière renferme les facteurs 23 explicatifs de sa propre transformation, autant la caractérisation d’un certain stade exprime un cadre d’interprétation structurel qui, s’il a un certain caractère d’achèvement, n’est pas conçu pour représenter un changement et permettre d’interpréter son propre dépassement. Le capitalisme cognitif ne vient d’ailleurs pas se substituer au capitalisme industriel. Son émergence procède par « englobement ». L’industrie continue à occuper une place importante mais la nature des stratégies et des relations industrielles change de signification et d’orientation. La volonté taylorienne de rationalisation des opérations de production (en un sens large : pas uniquement les relations à l’intérieur de l’usine) continue à se manifester, mais son objet principal se déplace : rationalisation de la communication, de la conception, de la recherche etc. La connaissance, la science et la rationalisation technique ne sont pas présentes que dans le capitalisme cognitif. Il serait absurde de nier leur existence voir leur importance dans les périodes antérieures du capitalisme. Mais c’est dans le cadre du capitalisme cognitif que : (i) elles sont au centre du procès d’accumulation et que, (ii) elles constituent les enjeux et les lieux de tension essentiels. L’importance singulière du mode de production comme caractéristique d’un type de société s’explique par le fait que la reproduction et/ou le changement d’une société passent par son activité productive. Ce sont les pratiques productives (le travail, l’investissement..) qui manifestent les orientations de l’accumulation et la façon dont finalement une société se transforme.