lundi 4 janvier 2016 par Maurizio Lazzarato
Si, comme nous l’avons établi, les institutions ne sont pas la source des relations de pouvoir, mais en dérivent, alors ce n’est pas d’elles qu’il faut partir pour décrire la coopération entre cerveaux.
"Les révolutions du capitalisme", Les Empêcheurs de penser en rond /Le Seuil-Octobre 2004,Paris.
Chapitre III : Entreprise et néo-monadologie
“ En chaque homme existe une faculté créatrice virtuelle. Cela ne veut pas dire que chaque homme est un peintre ou un sculpteur, mais qu’il y a de la créativité latente dans tous les domaines du travail humain... Chaque travail a une sorte de relation à l’art ; et l’art n’est plus un type d’activité ou de rassemblement isolé, avec des gens capables de faire de l’art tandis que les autres doivent faire un autre travail (...) Je parle de la créativité dans toutes les activités et dans toutes les formes de travail, pas seulement dans l’art, d’une créativité qui libère le travail et l’élève au rang d’acte libre et révolutionnaire ”.
Joseph Beuys
“ Lorsque nous en arrivons à l’humanité, la nature semble avoir balayé une autre de ses limitations. L’activité centrale d’accueil et d’expression a effectué une inversion dans l’importance de ses différents fonctionnements. L’accueil conceptuel des possibles non réalisés devient un fait majeur de la mentalité humaine. De telle sorte qu’une nouveauté exorbitante est introduite, parfois sanctifiée, parfois maudite, et parfois littéralement brevetée et protégée par droit d’auteur. La définition de l’humanité est que, pour les animaux qui appartiennent à cet espèce, l’activité centrale s’est développée du côté de la relation à la nouveauté... ”
A.N. Whitehead
“ Donc la culture et l’économie sont une seule et même chose et, dans notre société, les plus importants moyens de production, les plus importantes usines qui créent le capital sont les écoles et les universités. C’est pourquoi elles sont entre les mains de l’État et c’est pourquoi nous devons les libérer ”. Joseph Beuys
Nous allons continuer à suivre notre fils conducteur nomadologique pour comprendre le capitalisme contemporain. Si, comme nous l’avons établi, les institutions ne sont pas la source des relations de pouvoir, mais en dérivent, alors ce n’est pas d’elles qu’il faut partir pour décrire la coopération entre cerveaux. Mais cette habitude de pensée est tellement cristallisée et enracinée dans nos esprits que ceux qui la refusent donnent l’impression d’être de “ belles âmes ”. Si, en outre, le travail n’est pas ce qui constitue le monde, mais un moyen de capturer la coopération des cerveaux, ce n’est pas de lui, ni de son exploitation qu’il faut partir pour comprendre le capitalisme. Mais cette habitude de pensée est elle aussi profondément ancrée dans nos esprits...
Appliquons donc notre néo-monadologie à l’entreprise et détournons quelque uns de ses énoncés fondamentaux : l’entreprise ne crée pas l’objet (la marchandise), mais le monde où l’objet existe. Elle ne crée pas non plus le sujet (travailleur et consommateur), mais le monde où le sujet existe. Dans le capitalisme contemporain, il faut d’abord distinguer l’entreprise de l’usine. En 2001, Alcatel, une grande multinationale française, a annoncé qu’elle allait se séparer de ses onze usines de fabrication. Ce projet est certainement un cas limite, mais il est très cohérent avec ce qu’est devenu le capitalisme contemporain. Dans la grande majorité des cas, la fonction “ entreprise ” et la fonction “ usine ” étaient intégrées l’une dans l’autre. Leur possible séparation pourrait bien être emblématique d’une transformation profonde dans la production capitaliste.
Qu’est-ce que cette multinationale va garder sous la notion d’entreprise une fois qu’elle s’est séparée du travail de fabrication ? Toutes les fonctions, tous les services et tous les employés qui lui permettent de créer un monde : les services de recherche et développement, de marketing, de conception, de communication, c’est-à-dire toutes les forces et les agencements (ou machines) d’expression.
L’entreprise qui produit un service ou une marchandise crée un monde. Dans cette logique, le service ou le produit - de la même manière que le consommateur et le producteur -, doivent correspondre à ce monde. Ce dernier doit être inclus dans les âmes et les corps des travailleurs et des consommateurs. L’inclusion se fait avec des techniques qui ne sont plus exclusivement disciplinaires. Dans le capitalisme contemporain l’entreprise n’existe pas hors du producteur et du consommateur qui l’expriment. Le monde de l’entreprise, son objectivité, sa réalité se confondent avec les rapports que l’entreprise, les travailleurs et les consommateurs entretiennent entre eux. L’entreprise essaie ainsi de construire la correspondance, l’entrelacs, le chiasme entre monades (consommateur et travailleur) et monde (l’entreprise). C’est exactement la place que Dieu occupait dans la philosophie de Leibniz !
Dans les sociétés de contrôle, la finalité n’est plus de prélever comme dans les sociétés de souveraineté, ni de combiner et augmenter la puissance des forces comme dans les sociétés disciplinaires. Dans les sociétés de contrôle, le problème est d’effectuer des mondes. La valorisation capitaliste est désormais subordonnée à cette condition.
En renversant la définition marxienne on pourrait dire : le capitalisme n’est pas un mode de production, mais une production de modes. Le capitalisme est un maniérisme.
L’expression et l’effectuation des mondes et des subjectivités qui y sont incluses, la création et la réalisation du sensible (désirs, croyances, intelligences) précèdent la production économique. La guerre économique qui se joue au niveau planétaire est ainsi une guerre « esthétique « à plusieurs titres.
La communication/consommation
Il faut partir de la consommation, puisque le rapport entre offre et demande est désormais renversée : les clients sont les pivot de la stratégie d’entreprise. Penchons-nous sur la montée en puissance, le rôle stratégique joué par les machines d’expression (par l’opinion, la communication, le marketing) dans le capitalisme contemporain.
Consommer ne se réduit pas à acheter et à « détruire« un service ou un produit comme l’économie politique et sa critique l’enseignent, mais signifie d’abord appartenir à un monde, adhérer à un univers. De quel monde s’agit-il ? Il suffit d’allumer la télévision ou la radio, de se promener en ville, d’acheter un hebdomadaire ou un quotidien, pour savoir que ce monde est constitué par des agencements d’énonciation, par des régimes de signes dont l’expression s’appelle publicité et dont l’exprimé constitue une sollicitation, un commandement qui sont, en eux-mêmes, une évaluation, un jugement, une croyance, portés sur le monde, sur soi et les autres. L’exprimé n’est pas une évaluation idéologique, mais une incitation, une sollicitation à épouser une forme de vie, c’est-à-dire à épouser une manière de s’habiller, une manière d’avoir un corps, une manière de manger, une manière de communiquer, une manière d’habiter, une manière de se déplacer, une manière d’avoir un genre, une manière de parler, etc.
La télévision est devenue un flux de publicité régulièrement entrecoupé par des films, des variétés et des journaux télévisés. La radio est aussi un tel flux ininterrompu d’émissions et de publicités : il devient de plus en plus difficile de savoir où commencent les unes et où finissent les autres. D’après Jean-Luc Godard si, dans un magazine de presse, vous enlevez toutes les pages qui contiennent une publicité, il ne reste que l’éditorial du rédacteur en chef !
Malheureusement, il faut reconnaître que Deleuze avait raison d’affirmer que l’entreprise a une âme [1], que le marketing est devenu son centre stratégique et que les publicitaires sont des “ créatifs ”. L’entreprise exploite à son compte, en la dénaturant et en la faisant dépendre de la logique de valorisation capitaliste, la dynamique de l’événement et le processus de constitution de la différence et de la répétition. En réalité, l’entreprise neutralise l’événement, réduit la création des possibles et leur effectuation, à la simple réalisation d’un possible déjà déterminées sous forme d’oppositions binaires. Les sociétés de contrôle se caractérisent bien par une démultiplication de l’offre des “ mondes ” (de consommation, d’information, de travail, de loisir, etc.). Mais ce sont des mondes lisses, banals, formatés, puisque ce sont les mondes de la majorité, vides de toute singularité. Ils ne sont donc des mondes pour personne.
Face à ces mondes normalisés, notre “ liberté ” s’exerce exclusivement en choisissant parmi des possibles que d’autres ont institués et conçus. Nous n’avons pas le droit de participer à la construction des mondes, à l’élaboration des problèmes et à l’invention des solutions, sinon à l’intérieur des alternatives déjà établies. La définition de ces alternatives c’est l’affaire des spécialistes (de la politique, d’économie, de la ville, de la science etc.) ou des “ auteurs ” (de l’art, de la littérature etc.). C’est pour cette raison que nous avons la désagréable sensation que lorsque tout est possible (à l’intérieur des alternatives préétablies) rien n’est plus possible (la création de quelque chose de nouveau). L’impuissance et l’ennui que nous ressentons tous dans le capitalisme contemporain sont créées à travers le détournement de la dynamique même de l’événement.
L’“ événement ” pour l’entreprise s’appelle publicité (ou communication, ou marketing). Même une industrie traditionnelle comme l’automobile produit seulement les voitures qu’elle a déjà vendu. Et les vendre signifie d’abord construire un consommateur, une clientèle autrement dit un public.
Les entreprises investissent jusqu’à 40 % de leur chiffre d’affaires en marketing, publicité, styling, design, etc. (dans l’industrie audiovisuelle américaine, 50% du budget d’un film est investi dans sa promotion et son lancement). Aujourd’hui les investissements dans la machine d’expression peuvent largement dépasser, les investissements en “ travail ” ou en “ moyens de production ”.
La publicité, à la manière de l’événement, distribue d’abord des manières de sentir pour solliciter des manières de vivre ; elle exprime des manières d’affecter et d’être affecté dans les âmes, pour les incarner dans les corps. L’entreprise opère ainsi des transformations incorporelles (les mots d’ordre de la pub), qui se disent et ne se disent que des corps. Les transformations incorporelles produisent (ou voudraient produire) d’abord un changement de sensibilité, un changement dans notre manière d’évaluer. Les transformations incorporelles n’ont pas de référent, puisqu’elles sont auto-référentielles. Il n’y a pas de besoins préalables, il n’y a pas de nécessités naturelles que la production satisferait. Les transformations incorporelles posent en même temps les évaluations et leur objet.
La publicité constitue la dimension spirituelle du simulacre d’événement que l’entreprise et les agences de publicités inventent, et qui doit s’incarner dans les corps. La dimension matérielle de ce pseudo
événement se réalise lorsque les manières de vivre, de manger, d’avoir un corps, de s’habiller, d’habiter etc., s’effectuent dans des corps : on vit matériellement parmi les marchandises et les services qu’on achète, entourés par les meubles, les objets qu’on a saisis, comme “ possibles ”, au milieu des flux d’informations et de communication dans lesquels nous sommes immergés. Nous allons nous coucher, nous nous activons, nous faisons ceci et cela, pendant que ces exprimés continuent à circuler (ils “ insistent ”) à travers les flux hertziens, les réseaux télématiques, les journaux, etc. Ils doublent le monde et notre existence comme un “ possible ” qui est, en réalité, un commandement, une parole autoritaire s’exprimant par la séduction.
On pourrait pousser encore plus loin l’utilisation de la boîte à outil de Tarde pour expliquer ce processus. Sous quelle forme le marketing produit-il le changement de sensibilité dans l’âme ? Quel type de subjectivation est mobilisée par la publicité ?
La conception d’une publicité, l’enchaînement et le rythme des images, la bande sonore, sont construits sur le mode de la “ ritournelle ” ou du “ tourbillon ”. Il y a des publicités qui résonnent en nous, comme des motifs, des refrains de musique. Il vous est sûrement arrivé de vous surprendre à siffloter des motifs de la publicité. La distinction leibnizienne entre “ actualisation ” dans les âmes et “ incarnation ” dans les corps est très importante, puisque ces deux processus ne coïncident pas et peuvent avoir des effets absolument imprévisibles sur la subjectivité des monades.
Les réseaux de télévision ne connaissent plus les frontières des nations, des classes, des statuts, des revenus etc. Leurs images sont reçues dans les pays non occidentaux ou dans les couches les plus pauvres de la population occidentale qui ont un faible pouvoir d’achat ou même pas de pouvoir d’achat du tout. Les transformations incorporelles agissent bien dans l’âme des téléspectateurs en créant une nouvelle sensibilité : un possible existe bien, même s’il n’existe pas en dehors de son expression (les images de la télé). Pour que ce possible ait une certaine réalité, il suffit qu’il soit exprimé par un signe.
Mais l’incarnation dans les corps, la possibilité d’acheter, de vivre avec son corps au milieu des services et des marchandises que les signes expriment comme mondes possibles, ne suivent pas toujours les modifications des désirs (et pour la plupart de la population mondiale, ne suivent pas du tout !), donnant lieu à des attentes, des frustrations, des refus. Suely Rolnik, en observant ces phénomènes au Brésil, parle des deux figures subjectives qui constituent les deux extrêmes à l’intérieur desquels s’articulent les modulations de l’âme et du corps produites par la logique que nous venons de décrire : le glamour de la “ subjectivité de luxe ” et la misère de la “ subjectivité déchet ” [2].
L’occident est effrayé par les nouvelles subjectivités islamiques. Mais le monstre, c’est lui-même qui a contribué à le créer avec ses techniques les plus pacifiques et les plus séduisantes. Nous ne sommes pas confrontés à des restes de sociétés traditionnelles qu’il faudrait continuer à moderniser, mais à de véritables “ cyborgs ” qui agencent ce qu’il y a de plus ancien avec ce qu’il y a de plus moderne.
Les mondes de la publicité sont des mondes fermés et totalitaires, puisqu’ils effacent ou excluent d’autres mondes possibles, qui sont déjà là (les modes de vie non occidentaux) ou qui pourraient exister. Les entreprises agissent d’abord à travers les transformations incorporelles qui arrivent en premier et beaucoup plus vite que les transformations corporelles. Les trois quarts de l’humanité sont exclus de ces dernières, alors qu’ils ont accès facilement aux premières (d’abord et surtout par la télévision). Le capitalisme contemporain n’arrive pas d’abord avec les usines. Elles suivent, quand elles suivent... Le capitalisme arrive d’abord avec des mots, des signes, des images. Et ces machines d’expression, aujourd’hui, ne précèdent pas seulement les usines, mais aussi la guerre.
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Le simulacre publicitaire d’événement est une rencontre et même une double rencontre : il rencontre une fois l’âme et une autre fois le corps. Cette double rencontre peut donner lieu à un double décalage, puisque les possibles posés par la publicité peuvent toujours être détournés et réouverts sous la modalité du “ problématique ”.
La publicité n’est qu’un monde possible (même s’il est normalisé, formaté), un pli qui enveloppe des virtualités. L’explication de ce qui est enveloppé, le développement du pli, peut produire des effets absolument hétérogènes car les monades sont toutes des singularités autonomes, indépendantes, virtuelles. Un autre monde possible est toujours virtuellement là. La bifurcation des séries divergentes hante le capitalisme contemporain. Des mondes incompossibles se déplient dans le même monde. C’est pour cette raison que le processus d’appropriation capitaliste, n’est jamais clos sur lui-même, mais toujours incertain, imprévisible, ouvert. “ Exister c’est différer ” : mais la différenciation est à chaque fois incertaine, imprévisible, risquée.
Le capitalisme essaie de contrôler ces mondes toujours virtuellement possibles par la variation et la modulation continue. A proprement parler, il ne produit ni sujet ni objet, mais des sujets et des objets en variation continue, gérés par les technologies de la modulation, qui sont à leur tour en variation continue.
Dans les pays occidentaux, le contrôle ne passe pas seulement par la modulation des cerveaux mais aussi par le moulage des corps (prisons, école, hôpital) et la gestion de la vie (État providence). Ce serait donner un trop beau rôle au capitalisme que de penser que tout se passe par la variation continue des sujets et des objets, par la modulation des cerveaux, par la capture de la mémoire et de l’attention. La société de contrôle reprend, en les intégrant, les vieux dispositifs disciplinaires. Dans les sociétés non occidentales, où les institutions disciplinaires et l’État providence sont plus faibles et moins développés, ce contrôle implique directement une logique de guerre même en temps de paix.
Le corps paradigmatique dans les sociétés de contrôle n’est plus le corps enfermé de l’ouvrier, du fou, du malade, mais le corps obèse (plein des mondes de l’entreprise) ou anorexique (refus de ce même monde) qui regardent, à la télévision, les corps meurtris par la faim, la violence, la soif, de la majorité de la population mondiale. Le corps paradigmatique n’est plus le corps muet forgé par les disciplines, mais le corps et l’âme marqués et parlés par des signes, des mots, des images (les logos des entreprises) qui s’inscrivent en nous selon le procédé par lequel la machine de la Colonie pénitentiaire de Kafka greffe ses mots d’ordres à même la peau des condamnés.
Dans les années 70, Pasolini a décrit très précisément comment la télévision a changé l’âme et le corps des italiens, comment elle a été l’instrument principale d’une transformation anthropologique qui a touché d’abord et surtout les jeunes. Il utilise pratiquement le même concept que Tarde pour exprimer les modalités d’action à distance de la télévision : elle agit par l’exemple, plutôt que par la discipline, par l’imitation plutôt que par la contrainte. Elle est conduite des conduites, actions sur des actions possibles.
Ces transformations incorporelles, qui trottinent dans notre tête comme des ritournelles, qui circulent immédiatement au niveau planétaire, qui entrent dans chaque foyer, qui constituent la véritable arme de destruction massive, de conquête, de capture, de préhension des cerveaux et des corps, sont tout simplement incompréhensibles pour la théorie marxiste et pour les théories économiques.
Ici nous sommes devant un changement de paradigme que nous ne pouvons pas saisir à partir du travail, de la praxis. Au contraire, ce dernier risque de donner une fausse image de ce qu’est la production (le processus constitutif) aujourd’hui, puisque le processus que nous venons de décrire est bien le préalable à toute organisation du travail (et du non travail).
Le travail et la production des possibles
Le “ possible ” (un produit ou un service) qui va exprimer le “ monde ” normalisé de l’entreprise, n’existe pas d’avance, il doit être créé. Le monde, les travailleurs, les consommateurs, ne préexistent pas à l’événement. Ils sont, au contraire, engendrés par l’événement.
C’est à partir de cette affirmation de la néo-monadologie qu’on devrait pouvoir reformuler complètement la théorie du travail. On ne peut plus comprendre la production et la travail en se réglant sur le modèle de l’usine à épingles de Smith et ou des fabriques manchesteriennes de Marx.
L’économie capitaliste contemporaine suit à la lettre le cycle de la valorisation qui a été décrit par Tarde : l’invention, en tant que création des possibles et actualisation de ces possibles dans les âmes (aussi bien des consommateurs que des travailleurs) est la véritable production, tandis que ce que Marx et les économistes appellent production est, en réalité, une reproduction.
Nous allons utiliser les recherches du sociologue Philippe Zarifian pour voir comment la coopération néo-monadologique, l’activité de création et d’effectuation des subjectivités quelconques, est appropriée et commandée par l’entreprise contemporaine.
Capturer l’activité de création, c’est capturer l’événement. Or, il faut voir que même dans les usines, un des berceaux des techniques disciplinaires, l’organisation du travail est désormais investie par la logique de l’événement, par l’agencement de la différence et de la répétition. C’est un changement radical.
Les disciplines s’incarnent dans une tradition de pensée et un ensemble de pratiques qui considèrent “ les événements comme négatifs : ils ne devraient pas se produire, tout devrait se dérouler conformément à ce qui a été prévu et planifié, répondre à la normalisation du travail [3] ”. La vision disciplinaire de l’organisation du travail est anti-événementielle, anti-inventive, puisqu’elle doit subordonner l’événement et l’invention à la reproduction. Mais l’activité de l’entreprise en prise directe avec les clients n’est plus exclusivement commandée par la prévision et la planification. L’instabilité, l’incertitude, la nécessité de faire face aux changements en train de se faire, pénètrent en profondeur dans l’organisation du travail. Le travail devient un ensemble d’événements, “ de choses qui arrivent de manière non prévisible, en excès par rapport à la situation considérée comme normale [4] ”.
La réponse à la montée de l’imprévisible, de l’incertain, des événements, est donnée par la mobilisation de l’attention individuelle et collective à ce qui se passe, à ce qui s’est passé et à ce que va se passer, et elle signifie invention, capacité d’agencement, de combinaisons, de faire advenir. Événements et inventions se distribuent tout au long du cycle de production (de la conception du produit à la fabrication) et s’agencent avec les routines, les habitudes, les opérations codifiées. Ainsi, même l’organisation du travail relève littéralement des notions de “ différence et répétition ”.
Dans ses écrits les plus visionnaires, Marx parle du travail non plus comme d’une activité directe de transformation de la matière, mais comme d’une activité de contrôle sur la production. C’est bien ce qui advient aujourd’hui, mais, dans le capitalisme contemporain, contrôle signifie attention aux événements. Travailler, c’est être attentif aux événements, qu’ils se produisent sur le marché, dans la clientèle ou dans l’atelier : c’est mettre en oeuvre une capacité d’agir, d’anticiper, d’être à la hauteur des événements. Cela implique de savoir apprendre de l’incertitude et des mutations, et donc de devenir actif face à l’instabilité, et de le faire ensemble dans des démarches “ communicationnelles ”.
En résumant la pensée de Zarifian sur l’organisation du travail dans les entreprises, on pourrait dire que l’on est passé de l’opération à l’action, du travail en équipe à l’activité en réseau.
Le capital-clientèle
Selon Zarifian, la lutte concurrentielle entre les entreprises a comme objectif la captation d’une clientèle, autrement dit la constitution d’un capital-clientèle géré de manière monopolistique. Le marché, tel que l’économie politique l’entend, n’existe pas : ce qu’on appelle marché, c’est en fait la constitution/captation des clientèles. Deux éléments sont essentiels dans cette stratégie : la fidélisation de la clientèle et la capacité à renouveler l’offre par l’innovation. Capture et fidélisation de la clientèle signifie d’abord capture de l’attention et de la mémoire, capture des cerveaux, constitution et capture des désirs et des croyances, constitution et capture des réseaux : “ le marché disparaît, le public s’affirme [5] ”.
Toute production devient production de services, c’est-à-dire transformation des “ conditions d’activité et des capacités d’action futures des clients, usagers, publics [6] ” et elle vise, en dernière analyse, des “ modes de vie ”. Le service ne satisfait pas une demande préalable, mais il doit l’anticiper, ou plutôt la faire advenir. Cette anticipation se fait entièrement dans le champ du virtuel, en mobilisant les ressources du langage, de la communication, des énoncés, des images, etc. L’anticipation des services par le virtuel et par les signes offre l’avantage, d’une part, de pouvoir utiliser toutes les propriétés du langage en ouvrant ainsi sur l’exploration de plusieurs possibles et, d’autre part, de travailler de manière communicationnelle sur le sens.
L’autonomie et la responsabilité de la monade-travailleur
Si cette conception de l’activité comme événement, mobilise les concepts de la philosophie de Deleuze et de Spinoza, Zarifian, exploite la monadologie de Leibniz, à travers la lecture de Tarde, pour penser la subjectivité des travailleurs et leur coopération dans le capitalisme contemporain. Même dans l’entreprise, la modulation des esprits (contrôle de la mémoire spirituelle) s’agence avec le moulage des corps (dressage de la mémoire corporelle - qui constituait l’essentiel du taylorisme). L’entreprise ne doit pas seulement créer un monde pour le consommateur mais aussi pour le travailleur. Travailler dans une entreprise contemporaine, signifie appartenir, adhérer à son monde, à ses désirs et à ces croyances.
La monadologie permet de rendre compte de ces objectifs de l’entreprise et d’articuler la thèse paradoxale que Zarifian veut démontrer : l’activité devient conjointement plus profondément individuelle et plus profondément collective. Comme Tarde l’avait bien vu, grâce à Leibniz on peut sortir des apories du rapport de l’individuel et du collectif et donc à la fois de l’individualisme et du holisme, puisque le collectif et le social sont inclus dans l’individualité de la monade : “ La relation de l’individu à son activité tend à devenir une monade, une totalité en soi (...) Cette relation n’est plus vue, de prime abord, comme fraction, fonctionnellement déterminée, de la division organique du travail. Elle devient globale par elle-même... [7] ”.
Comme chez Tarde les monades sont ouvertes et deux fois plutôt qu’une : de l’intérieur vers l’extérieur et de l’extérieur vers l’intérieur. Zarifian prend l’exemple d’un conseiller financier qui travaille à la Poste. Dans son rapport avec le client, avec le public, le travailleur doit faire preuve d’autonomie, de responsabilité, d’esprit d’initiative et de décision pour faire face à l’incertitude et à l’imprévisibilité de la relation. Mais il ne faut pas croire que c’est seulement l’activité des “ cadres ” qui devient responsabilité devant l’événement : Zarifian montre que l’activité des travailleurs moins qualifiés, par exemple celle des agents de call-centers, peut être décrite de la même façon.
Dans l’entreprise post-fordiste la capacité de se confronter à ce qui est arrivé, à ce qui arrive, à ce qui va arriver, ne caractérise pas seulement le travailleur indépendant, autonome, mais aussi le travailleur dépendant, subordonné. Il s’agit des compétences d’un nombre croissant de travailleurs, sans que l’on puisse distinguer entre travail salarié, indépendant ou chômeur.
La relation de la monade - conseilleur financier avec un client est une singularité incluse dans un univers : celui de l’action commerciale de la Poste. La monade est une “ ouverture de l’intérieur ” dans le sens où elle condense en elle des “ enjeux qui l’englobent ”. L’univers de l’entreprise “ pénètre la monade de l’intérieur, sans en annuler la singularité. C’est au contraire dans cette singularité et dans elle seule, que cet univers global prend sens et portée [8] ”.
Il s’agit bien sur des enjeux définis par la direction, mais “ réabsorbés, condensés et reformés dans chaque monade, d’une manière chaque fois unique [9] ”. Il ne faut pas, évidemment, prendre au pied de la lettre tous les discours que tiennent les entreprises sur l’autonomie de leurs employés, mais ces discours expriment toutefois un changement radical des stratégies des entreprises et de la subjectivité des travailleurs. C’est désormais au prix d’une certaine autonomie que le travail se fait. Cela crée une situation à double tranchant : affirmation de l’autonomie, de l’indépendance, de la singularité du travailleur (monade) mais, en même temps, capture et appartenance au monde de l’entreprise, puisque ce “ monde est interne à la situation et au comportement du sujet [10] ”.
Pour expliquer le contrôle dans les entreprises contemporaines, Zarifian, utilise la métaphore de l’élastique. Le travailleur n’est plus enfermé par les chaînes du poste de travail, mais il est attaché par un élastique à son entreprise : “ Le salarié peut, librement, tirer sur l’élastique : il n’est pas enfermé, il peut se mouvoir, se déplacer au gré de ses initiatives et de son savoir-faire, de ses facultés propres de jugement. Mais voici que l’élastique se tend : une force périodique de rappel s’exerce sur lui. Il doit rendre des comptes (...). La pression de la date, du résultat à atteindre, remplace celle du minutage de l’opération élémentaire de travail. Mais il serait faux de penser que ce contrôle ne s’exerce que de manière périodique. En réalité, il est omniprésent. En permanence, le salarié doit y penser, cela peut finir par l’obséder, nuit et jour [11] ”.
La situation n’est ni meilleure ni pire que dans la division taylorienne du travail, mais elle est différente. C’est de cette différence qu’il faut partir pour comprendre l’assujettissement des travailleurs à l’entreprise, mais aussi les possibilités de résistance.
La distinction entre actualisation dans les âmes et incarnation dans les corps vaut ici aussi. Les pratiques du management sont confrontées au caractère imprévisible de la double rencontre, dans l’âme et dans le corps, qui est le propre de l’événement ; et cette double rencontre donne lieu à des décalages entre les subjectivités des travailleurs et les stratégies des entreprises. De la même manière que pour les consommateurs, ce décalage peut être l’occasion de joyeux détournements (ce que Bakhtine appelait “ l’étincelle carnavalesque ” de l’ironie), comme il peut être la source de terribles effondrements et replis subjectifs.
Les techniques du contrôle dans l’entreprise ne remplacent pas les techniques disciplinaires, mais s’agencent avec elles. Les proportions respectives de contrôle et de discipline auxquelles est soumis un travailleur dépendent de son niveau hiérarchique, de ses compétences et du type de production dans lequel il est engagé. Ainsi, dans les sociétés de contrôle différentes techniques de pouvoir se superposent et se composent. D’un côté, dans l’entreprise, les travailleurs sont pris dans des relations de contrôle, qui se sont ajoutées aux relations disciplinaires issues de l’usine. De l’autre, face à l’entreprise, les consommateurs sont assujettis à des relations de pouvoir qui visent à construire un modèle majoritaire de comportement, des valeurs, des formes de vie, de sens. Chaque individu étant à la fois travailleur et consommateur, est ainsi pris dans des relations de pouvoir hétérogènes.
La finance et les machines d’expression
Les machines d’expression, qui constituent le sensible (désirs et croyances) et l’opinion publique, n’agissent pas seulement à l’intérieur de l’entreprise, mais aussi dans la finance. Le processus que nous avons vu à l’oeuvre dans la publicité est de même nature que celui qui agit dans la fixation des cours de la Bourse.
La monnaie est une puissance de choix, d’évaluation, de direction des investissements. Mais l’évaluation financière est le produit d’une logique d’opinion, et non celui de mécanismes objectifs et impersonnels du marché. C’est ce que nous confirment les derniers travaux sur la monnaie de l’école de la régulation. L’évaluation, les choix financiers dépendent de la capacité à faire émerger des croyances partagées (publics) là où n’existent que des manières différentes et hétérogènes d’envisager l’avenir.
Pour expliquer le fonctionnement de l’opinion publique nous ne nous référerons pas aux théories de l’école de la régulation, mais au point de vue de Gabriel Tarde qui, déjà à la fin du XIXeme siècle, avait décrit les Bourses comme des laboratoires de psychologie sociale. La cotation à la Bourse présuppose la transformation des jugements individuels en jugements collectifs. Selon Tarde, la détermination d’une valeur et d’une évaluation se fait à travers l’opinion, dont les facteurs d’évolution les plus importants sont la presse [12] et la conversation.
L’Opinion doit, comme toute quantité sociale, être comprise comme interaction et appropriation des cerveaux (des monades) qui se rapportent entre eux selon des relations de meneurs à menés. L’Opinion n’est jamais une simple procédure, un mécanisme impersonnel, un jeu de miroirs systémique, comme le voudraient les économistes de l’école de la régulation. On dit opinion, mais en réalité il y a toujours au moins deux opinions, c’est-à-dire qu’il y a toujours des forces, des monades qui s’opposent ou s’accordent selon des relations unilatérales ou réciproques. “ Mais comment l’opinion commune est-elle devenue telle ? Ce n’est pas spontanément, vu la diversité des gens et la complexité des questions. Il y a eu suggestion par des inspirateurs qui, à toutes les époques, font l’opinion en l’exprimant ; et il y a eu imposition par des despotes militaires ou civils qui, en faisant violence à l’opinion, l’ont entraînée. Rectifions donc : le gouvernement véritable, c’est l’opinion du groupe des meneurs ou du groupe des terroristes militaires ou civils [13] ”.
Les économistes de l’école de la régulation reconnaissent l’action des rapports inter cérébraux dans la détermination des valeurs boursières, mais ils donnent à l’Opinion une dimension apaisante, régulatrice, en la mutilant de la passion de l’avoir.
À regarder les choses de haut, dit Tarde, on pourrait imaginer apercevoir dans les prix et les cours de la Bourse l’effet de la contrainte d’une autorité extérieure et impersonnelle ou spontanée (le marché) qui s’impose aux individus. “ Mais, en réalité, quand on entre dans le détail précis et explicatif, on voit qu’il n’est point de prix qui n’ait été fixé par quelques volontés dominantes qui se sont emparées du marché (...). Il suffit, à la Bourse, d’une élite de haussiers ou de baissiers pour décider du sort d’une valeur. Le prix du blé, coté à la Bourse de Londres ou de New York, est le résultat du conflit entre deux armées de spéculateurs à la hausse ou à la baisse, commandées par des chefs connus et inégalement influents, qui font la loi au monde entier [14] ”.
Même sur les places boursières, le marché n’existe pas ou, plutôt, il s’identifie à la capture ou à la constitution d’un public, d’une clientèle. La puissance d’agir sur l’opinion augmente au fur et à mesure que la société se dote de nouvelles technologies relationnelles, à mesure que les machines d’expression se développent : “ il semble qu’elle grandit avec les moyens d’action, presse, télégraphe, téléphone, que le progrès de la civilisation prête aux individus influents [15] ”.
Mais pourquoi la finance a-t-elle aujourd’hui un tel pouvoir de choix, d’évaluation et de décision sur l’économie, dictant sa loi à l’industrie et renversant le rapport entre industrie et finance qui était caractéristique des sociétés disciplinaires ? C’est que la monnaie est l’existence, d’une manière semblable au langage, du “ possible en tant que tel ”. C’est par cette caractéristique qu’elle peut, plus aisément que l’économie réelle, contrôler et capturer l’agencement de la différence et de la répétition, et se brancher sur son moteur : le virtuel.
Dans les sociétés de contrôle, la monnaie représente la colonisation de la puissance du virtuel par les capitalistes. Tarde nous est ici encore utile, puisqu’il affirme que la monnaie est d’abord une force au sens où elle est une “ possibilité, une virtualité infinie ” qui tend à son actualisation. Si l’économie politique ressemble à une physique sociale, ce n’est pas seulement en raison de la possibilité de quantifier ses activités et ses produits, mais surtout en raison de l’échange entre virtuel et actuel que la monnaie rend possible. De même que les phénomènes physiques sont une conversion continuelle de l’énergie potentielle en énergie actuelle, les phénomènes économiques sont un perpétuel échange entre la monnaie et la richesse concrète. Lorsque la richesse s’exprime en monnaie, la force d’agir se virtualise et se démultiplie. La différence entre le pouvoir d’agir de la richesse matérielle et le pouvoir d’agir de la monnaie correspond à celle qui existe entre “ l’actuel et le virtuel, j’allais dire du fini à l’infini [16] ”.
L’entreprise et la coopération entre cerveaux
Avec l’avènement de la coopération entre cerveaux, il ne suffit pas de dire que le travail devient affectif, linguistique ou virtuose, puisque c’est la configuration même de l’accumulation et de l’exploitation capitaliste qui se modifie radicalement. L’économie capitaliste ne se structure plus à travers la séquence temporelle production, marché, consommation, comme nous l’enseignent les économistes et les marxistes.
Prenons l’exemple de la première capitalisation boursière au monde, Microsoft (la même chose vaut, avec des degrés d’intensité différents, pour la “ production ” culturelle, artistique ou médiatique et aussi, comme nous l’avons vu avec Zarifian, pour la production industrielle elle-même et notamment l’industrie pharmaceutique).
L’économie politique et le marxisme nous racontent le processus de valorisation du capital de la manière suivante : Microsoft est une entreprise qui embauche des “ travailleurs ” (ingénieurs informatiques) qui vendent leur force de travail (leur connaissance de la programmation informatique) pour réaliser un produit ou un service (le logiciel) qui, par la suite, est vendu aux clients sur le marché. Microsoft réalise une plus-value en exploitant les travailleurs, puis entre en concurrence avec d’autres entreprises et cette concurrence débouche sur un monopole.
En partant de la néo-monadologie nous pouvons produire un récit différent. Microsoft ne se rapporte pas d’abord à un marché et à des “ travailleurs ” mais, par le biais de ces derniers, à la coopération entre cerveaux. C’est de cette dernière que le récit doit partir. Ce qui est premier, ce que Microsoft capture, c’est la coopération libre des cerveaux.
Le récit commence donc en dehors dans l’entreprise, puisque la coopération des cerveaux est ontologiquement antérieure à sa capture. Dans la coopération entre cerveaux s’exprime une puissance de co-création et de co-réalisation qui s’affirme, dans ce domaine spécifique, comme capacité de création et de réalisation des logiciels (libres). Cette coopération n’a pas besoin, pour exister, de l’entreprise et du capitaliste, comme dans l’économie décrite par Marx et Smith. Au contraire, elle dépend, en droit, du développement et de la diffusion de la science, des dispositifs technologiques et des réseaux de communication, des systèmes de formation, de santé, et de tout autre service qui concernent la “ population ”. La puissance de création et de réalisation de la coopération dépend donc de la disponibilité et de l’accès à des “ bien publics ” ou “ collectifs ” ou “ communs ” (la science, le savoir, Internet, la santé etc.).
Elle s’exprime selon les modalités qui sont propres à la coopération entre cerveaux : l’invention d’un logiciel se fait toujours par l’agencement d’une multiplicité d’intelligences, de savoir-faire, d’affects qui circulent dans un réseau qui est un agencement hétérogène de singularités, de flux et d’agrégats (comme le montre les communautés des développeurs du logiciel libre). La création et l’effectuation des logiciels s’exprime par une puissance de disjonction et de coordination, aussi bien dans l’invention que dans l’effectuation (diffusion), puisqu’elle agence une multiplicité (les développeurs) pour créer un logiciel, mais elle agence une multiplicité (les usagers), pour l’effectuer. Les deux processus tendent d’ailleurs à se confondre.
La création et l’effectuation sont toujours un saisissement réciproque, ouvert, imprévisible, en droit, infini, puisque le “ créateur ” et l’ “ usager ” tendent à se confondre. Les deux fonctions, radicalement séparées dans l’économie politique, comme dans la valorisation capitaliste, sont réversibles au niveau de la coopération des cerveaux. La capture, le saisissement réciproque font de toutes les monades des “ collaborateurs ”, même si toutes n’expriment pas la même puissance de création et d’agencement.
La forme de la création et de l’effectuation de la coopération entre cerveaux est publique, puisqu’elle se fait sous les yeux, les désirs et les croyances de tous. La dimension publique de la coopération doit être garantie et défendue par des droits (le “ copy-left ”, protégeant le droit de copier, de modifier et de diffuser), qui reconnaissent à la fois l’initiative individuelle, singulière (le droit moral de chaque inventeur) et la nature publique de l’activité et de ses produits (toutes les inventions constituent un “ pot commun ”, libre et disponible pour tous).
Mais alors comment Microsoft intervient dans ce récit ? Jusqu’ici nous n’avons pas eu besoin de l’entreprise pour expliquer la production des logiciels : le récit pourrait se poursuivre en dehors de toute valorisation capitaliste. Faut-il alors revenir au récit marxiste et dire que Microsoft exploite le travail de ses employés ? L’explication semble bien insuffisante : les profits faramineux de Microsoft ne se font pas seulement sur la base de l’exploitation de ses employés, comme l’enseigne le marxisme et l’économie politique, mais ils dérivent de la constitution réussie d’une clientèle et du monopole exercé sur cette dernière.
Le “ travail ” de l’entreprise et de ses employés consiste dans la capture unilatérale qui vise à transformer la multiplicité des “ collaborateurs ” (monades) en multiplicité des “ clients ”. Ses employés (non seulement les ingénieurs, mais aussi le marketing, le travail de lobbying auprès des politiques pour garantir son monopole, etc.) opèrent comme une interface avec la coopération entre cerveaux : l’action de Microsoft consiste à neutraliser et à désactiver la co-création et la co-réalisation de la multiplicité. La puissance d’agencement, au lieu d’être distribuée de façon hétérogène dans la coopération, est concentrée dans l’entreprise.
Comment cette capture est-elle réalisée ? La forme immédiatement publique de la coopération est niée par le secret qui régit l’activité dans l’entreprise (brevet) et le secret qui régit la diffusion des logiciels (copyright). La neutralisation et la capture de la puissance de co-création et de co-réalisation se fonde sur la propriété intellectuelle et non sur la propriété des moyens de production comme dans la coopération de l’usine.
Cependant, la “ nouvelle économie ” dont Microsoft représente le symbole, a besoin à la fois de l’industrie de reproduction qui fabrique les machines sur lesquels les logiciels tournent, et de la multiplicité des services à la personne (formation, sante etc.). On pourrait donc croire qu’il faut décrire l’ensemble de ces activité selon la logique de la division internationale du travail : “ Les puces et le matériel sont les produits d’une industrie mondialisée dont les usines se trouvent dans les maquiladoras et les zones industrielles du Mexique, de l’Amérique Centrale, de la Chine du sud, de la Malaisie, des Phlippines, de Taiwan ou de la Corée ”. On affirmerait ainsi que “ la créativité du travail immatériel concentré dans le Nord global s’appuie ainsi sur un socle de travail paupérisé dans le Sud planétaire [17] ”.
Mais plutôt que d’opposer l’immatériel au matériel, nous préférons revenir à la proposition de Tarde et à ses implications contemporaines : la hiérarchie des fonctions corporelles et des fonctions intellectuelles, du travail immatériel et du travail reproductif, du “ cognitariat ” et des ouvriers, n’explique pas la dynamique de la société moderne, puisque c’est dans son ensemble qu’elle devient “ un grand cerveau collectif dont les petits cerveaux individuels sont les cellules [18]” : les “ petits cerveaux ” dont est constitué le “ grand cerveau collectif ”, comprennent aussi bien les ingénieurs de Microsoft que les ouvriers des chaînes de montages des produits numériques.
Il serait maladroit de croire que la distinction entre invention et reproduction recoupe strictement la division Nord-Sud, dans la mesure où toutes les activités comportent une part d’invention et une part de reproduction. C’est le concept d’activité qu’il faut alors changer.
L’activité, quelle qu’elle soit, n’est plus subordonnée à une logique instrumentale, mais à la logique de l’événement (la fonction de la connaissance, par exemple, change de nature par rapport à l’organisation du travail fordiste). La nature de l’activité des petits cerveaux à l’intérieur du grande cerveau social, n’est pas tellement définie par l’immatérialité, par l’intellect, par le cognitif, mais par la capacité de commencer quelque chose de nouveau, c’est-à-dire par la capacité de construire des problèmes et de mettre à l’epreuve les réponses aux questions ainsi suscitées.
L’activité de coopération des cerveaux n’est pas d’abord et nécessairement spécialisée, ni intellectuelle. La dynamique de la coopération des cerveaux peut même être bloquée, et capturée par quelque chose qui se présente comme “ travail intellectuel ” : rien de plus éloigné de la coopération libre des cerveaux que l’institution universitaire, avec ses hiérarchies, ses mécanismes de reproduction, ses barrières contre les bifurcations et les inventions. De la même manière, le mouvement des chercheurs français n’a pas vraiment créé de possibles, et risque de légitimer une organisation du savoir hiérarchique et sélective. A l’inverse, les indiens analphabètes du Chiapas vivent en mettant en oeuvre la dynamique de la coopération des cerveaux : ils construisent une sphère de questions et de réponses, dans laquelle interviennent une multiplicité de sujets qui portent chacun leur propre capacité d’invention et d’imitation, en mettant en jeu des savoirs hétérogènes.
Chaque individu a sa “ petite invention consciente ou inconsciente ” qu’il ajoute à la mémoire sociale, il a aussi son “ rayon imitatif ”, plus ou moins étendu “ qui suffit à prolonger sa trouvaille au-delà de son existence éphémère et incorporé à la monade [19] ”.
Il faut être enfermé dans les limites de la catégorie de travail pour croire que l’activité de création et d’effectuation des mondes peut être réduite à une activité cognitive.
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La force de la coopération du logiciel libre tient moins à la nature cognitive de l’activité de ses “ collaborateurs ”, qu’à la capacité d’ouvrir l’espace-temps de l’invention, où la position des problèmes et la création des solutions se font indépendamment des logiques de l’entreprise et de l’Etat, en impliquant une multiplicité des sujets. L’invention de nouvelles règles de droit (copyleft...), nécessaire au déploiement de la puissance de la coopération, est d’abord pensée comme un instrument de défense de la création des possibles et de leur effectuation contre toute volonté d’appropriation unilatérale.
Microsoft est, au contraire, l’entreprise qui s’arroge le droit de définir les problèmes et garder le secret de leurs solutions, pour le “ plus grand bonheur des clients ”. La propriété intellectuelle a ainsi une fonction politique, puisqu’elle détermine qui a le droit et le titre à créer et qui a le devoir et le titre à reproduire. La propriété intellectuelle sépare la multiplicité de sa capacité à créer des problèmes et à inventer des solutions. L’entreprise et la relation capital-travail, empêchent ainsi de voir la dimension sociale de l’événement qui caractérise la production de la richesse contemporaine, et déterminent ainsi des formes d’exploitation et d’assujettissement inédites.
Le chômage, la pauvreté, la précarité sont les résultats directs de l’action de l’entreprise (et des politiques de d’emploi) puisque la capture de la productivité sociale impose, en premier lieu, une hiérarchisation sociale qui méconnaît la nature événementielle et coopérative de la production. L’entreprise exploite d’abord la société, en la hiérarchisant et en la constituant en publics et clients, en exploitant la création sociale du possible et son effectuation.
La réponse à ces nouvelles formes d’exploitation requiert la mobilisation des publics/clients comme les luttes contre les brevets des industries pharmaceutiques l’ont montré. Les luttes salariales sont relativement impuissantes contre l’organisation des multinationales contemporaines, parce que, soit les relations salariales sont loin d’être majoritaires comme dans le cas de Microsoft, soit elles sont massivement concentrées à l’extérieur de l’entreprise (dans les unités de fabrication), comme cela arrive souvent, dans les multinationales pharmaceutiques par exemple. Ce que ne peuvent pas les seuls salariés, les publics/clients le peuvent peut-être. Cette puissance des publics ne doit pas être comprise à partir de leur capacité à consommer, à partir de leur pouvoir d’achat. Les publics/clients n’agissent pas politiquementlorsqu’ils se limitent à “ mieux choisir ” ce qu’ils consomment. L’action des publics peut et doit se situer sur le plan de la définition des problèmes.
Dans les pays occidentaux, les malades du virus VIH, en sortant de leur assignation à être de simples consommateurs, ont imposé leurs savoirs contre le savoir des médecins, et ont affirmé leur présence active, leur participation à la définition des finalités de la recherche et à l’élaboration des protocoles d’essais cliniques, contre le monopole des entreprises pharmaceutiques. Dans les pays du Sud, la mobilisation s’est organisée en faisant valoir, contre l’arrogance des grands laboratoires pharmaceutiques, les droits de ces pays à produire dans leurs propres usines les médicaments génériques, leurs droits aux importations parallèles [20] et aux licences obligatoires [21].
Ce conflit, qui est loin d’être résolu, est aussi l’expression de la nouvelle fracture Nord/ Sud [22] dans l’économie globalisée : en même temps que l’activité des entreprises capitalistes se polarise dans la Triade et dans les nouvelles économies émergentes, le pouvoir qu’exerce le capital globalisé dans les pays du Sud ne relève plus seulement de l’ “ échange inégal [23] ” mais est immédiatement pouvoir de décréter qui a accès aux savoirs, à la santé, qui a droit à la vie, et cela par le resserrement des dispositifs de la propriété intellectuelle [24]. Donc, dans la coopération des cerveaux (ou subjectivités quelconques), c’est moins la nature “ immatérielle ”, que la forme éthico-politique de l’activité et ses modalités d’organisation qui nous intéressent : à la manière des mouvements post-socialistes, les expériences que nous avons cités, ne se limitent pas à dire “ non ”, mais ouvrent un espace d’invention (institutionnelle, économique, communicationnelle), qui n’est pas spécifique, loin de là, au travail cognitif ou immatériel.
La création et la réalisation des biens publics, collectifs ou communs
La coopération entre cerveaux, à la différence de la coopération de l’usine smithienne ou marxienne, produit des biens publics, collectifs ou communs : des connaissances, des langages, des science, de la culture, de l’art, de la santé, de l’information, des formes de vie, des relations à soi, aux autres, au monde, etc. Nous distinguons les biens publics ou collectifs tels que les conçoit l’économie politique et ce que nous appelons les biens communs. Ces derniers en effet, ne sont pas seulement - comme l’eau, l’air, la nature, etc -, des biens appartenant à tous, mais ils sont crées et réalisées selon les modalités que Marcel Duchamp a décrites pour la création artistique : l’oeuvre d’art est pour moitié le résultat de l’activité de l’artiste et, pour l’autre moitié, le résultats de l’activité du public (celui qui regarde, lit, écoute).
C’est cette dynamique “ artistique ” et non celle du producteur ou du consommateur qui est à l’oeuvre dans la création et la réalisation des biens communs.
Ces biens, à la différence des biens “ tangibles, appropriables, échangeables, consommables ” produits par la relation capital/travail sont, en droit, “ intelligibles, inappropriables, inéchangeables, inconsommables ” comme dit Tarde. Les biens communs, résultats de la co-création et de la co-réalisation de la coopération des subjectivités quelconques sont, en droit, “ gratuits et aussi indivisés qu’infinis ”. Inappropriable signifie que le bien commun (connaissance, langage, oeuvre d’art, science etc.) assimilé par celui qui l’acquiert ne devient pas pour autant sa “ propriété exclusive ” et trouve même dans son caractère partagé sa légitimité.
Seuls les biens produits par la relation capital-travail impliquent nécessairement une appropriation individuelle, puisque leur consommation les détruits, ce qui les rend intransmissibles à quelqu’un d’autre. Ils ne peuvent être qu’ “ à moi ou à toi ” et la tentative de les mettre en commun échoue systématiquement du fait même de la nature de l’objet.
Qu’un bien commun soit inéchangeable découle de son caractère indivisible et inappropriable. Dans l’échange économique, chacun, comme nous l’enseigne l’économie politique, trouve son compte, mais en aliénant ce qu’il possède. Dans l’ “ échange ” des biens communs (les connaissances, par exemple) celui qui les transmet ne les perd pas, il ne s’en dépouille pas en les socialisant. Au contraire, leur valeur augmente au moment où s’organise leur diffusion et leur partage.
Les biens communs ne sont pas non plus consommables selon les critères établis par l’économie politique. Seul l’échange de biens produits dans l’usine de Marx et Smith conduit à satisfaire les désirs par la “ consommation destructive ” des produits échangés. Mais “ consomme-t-on ses croyances en y pensant et les chefs-d’oeuvre qu’on admire en les regardant [25] ” ? Toute consommation d’un bien commun peut entrer immédiatement dans le création d’une nouvelle connaissance ou d’un nouveau chef-d’oeuvre. La consommation n’est pas destructrice mais créatrice d’autres connaissances, d’autres chefs-d’oeuvre. La circulation devient le moment fondamental du processus de production et de consommation.
Les règles de production, de circulation et de consommation des biens communs ne correspondent donc pas à celles de la coopération d’usine et à son économie. Le marxisme et l’économie politique entrent en crise parce que la création et la réalisation des biens communs, qui tiennent dans le capitalisme contemporain la place qu’occupait la production matérielle dans le capitalisme industriel, ne sont plus explicables par le concept de coopération productive (les ouvriers commandés par les capitalistes).
La relation capital/travail, comme nous l’avons vu avec Microsoft, est l’instrument indispensable pour réduire les biens communs à des biens privés, pour méconnaître la nature sociale de la “ production ”, pour transformer les collaborateurs en clients, pour imposer à la coopération entre cerveaux (dont l’action, en droit, est “ indivisible et infinie ”) la logique propre à l’économie politique : la rareté.
Une dernière remarque s’impose. Les biens communs sont le résultat d’une coopération “ publique ” non étatique. Nous assistons à l’émergence d’une sphère de production et de circulation des savoirs qui ne dépend pas, directement et en droit, de l’Etat. La production, la socialisation et la répartition de ces biens excèdent l’intervention de la “ puissance publique ”, sans pour autant être privées. C’est une nouveauté remarquable, puisqu’elle défait, l’opposition classique entre privé et public.
Free : libre ou gratuit ?
Le capital globalisé se présente aujourd’hui comme gestionnaire de portefeuilles de titres de “ propriété intellectuelle ”, comme producteur de la rareté par la “ clôture des biens communs [26] ”. Comme l’argumente le juriste Michel Vivant [27], si la fonction du droit est souvent de gérer la rareté, aujourd’hui il semble plutôt la fabriquer.
Si l’économie est la science de l’allocation optimale des ressources rares, et si aujourd’hui la rareté n’est pas une condition naturelle mais un produit du droit, il apparaît nécessaire de jeter les bases d’une réflexion pour penser la richesse à partir de la logique de l’abondance propre aux biens communs.
L’ambiguïté que porte en lui le terme anglais qui distingue un logiciel libre d’un logiciel propriétaire - free software - peut être un angle d’approche de ces questions, qui dépassent largement la question des logiciels libres. Le terme anglais “ free ” software, renvoie à deux concepts différents : liberté et gratuité. Les communautés du logiciel libre insistent sur le fait qu’un logiciel libre se définit d’abord par la liberté plutôt que par la gratuité.
Car il y a des logiciels gratuits qui ne sont pas libres. L’accès gratuit à un “ logiciel propriétaire ” accroît la dépendance de l’utilisateur vis-à-vis de la gamme de logiciels proposés par la firme productrice, alors que l’accès, même payant, à un logiciel libre, produit les conditions de son indépendance. Un logiciel libre met l’utilisateur dans une situation potentielle - car cela demande un engagement spécifique de l’utilisateur - de liberté et d’indépendance. Un logiciel propriétaire, même si on peut l’acquérir gratuitement, met l’usager dans un état de dépendance et de passivité.
Ce n’est donc pas la gratuité qui importe d’abord, mais les possibilités qu’ouvre la liberté d’accéder, de modifier et de diffuser le code source et les améliorations du logiciel : cette liberté ouvre à tous la sphère de la définition des problèmes.
Les modalités de coopération, de création et de diffusion des communautés du free softwareportent donc en elles des pratiques qui visent la destruction du client et la création des conditions de son devenir actif (c’est une éthique de la coopération entre cerveaux !). Elles constituent ainsi une alternative radicale aux stratégies des entreprises qui oeuvrent, quant à elles, à la construction du client, de sa dépendance et de sa passivité.
Si, du point de vue de l’activité ou de la passivité, la distinction entre liberté et gratuité est claire, leur séparation - liberté sans gratuité - est-elle compatible avec une économie de biens communs ?
La science économique nous apprend que tout bien abondant n’ayant pas de prix, il est “ non-économique ”. Le prix est une mesure de la rareté. Nous avons essayé de démontrer qu’en l’absence d’un régime propriétaire, la connaissance peut être assimilée à un bien non rare, car indivisible, inéchangeable, inconsommable, incommensurable et donc non-rival qui, en droit, échappe aux règles de l’économie.
Il nous semble alors légitime de se demander si la gratuité n’est pas au fond la forme adéquate de la production, de l’échange et de la distribution dans une économie de l’abondance. Que la richesse soit gratuite, ne signifie pas qu’elle soit sans coûts, mais que les principes de mesure et de répartition ne peuvent pas être économiques (c’est-à-dire fondés sur la rareté).
Nous sommes confrontés à deux conceptions différentes de la richesse qui renvoient à deux principes hétérogènes de mesure et de répartition : celle qui s’exprime dans des biens rares et celle qui s’exprime dans des biens communs (abondants). Le principe du “ copyleft ” se limite à défendre la libre circulation des biens publics et néglige la question de la richesse. S’il crée localement les conditions pour une économie de l’abondance, il ne dit rien quant à la nature, à la mesure et à la répartition de la richesse de biens communs dont il organise la libre circulation. Mais la propriété intellectuelle est à la fois un dispositif juridique pour contrôler la création et la circulation du savoir et un mode de régulation de la répartition de la richesse que la création et la diffusion d’une invention ou d’une oeuvre génèrent.
Dès lors le problème, escamoté par les communautés du libre, se pose à nouveau, puisque la création et la circulation des savoirs et la création et la circulation de la richesse tendent à coïncider : comment qualifier la richesse dégagée par la production des biens communs ? Quelle peut être la mesure d’un bien indivisible et incommensurable ? Comment calculer les coûts d’un bien commun, si comme nous l’avons vu, les conditions de sa production renvoient à d’autres biens communs comme la formation, la santé, la science, Internet, etc. ? Sur quelles bases établir la distribution de la richesse, dont la production dépend à la fois de la coopération et de l’invention d’une multiplicité de producteurs et d’utilisateurs ?
Interroger la nouvelle nature de la richesse est un acte politique puisque, comme le dit Marx, c’est la “ dépouiller de sa forme bourgeoise ”, c’est-à-dire aujourd’hui reconnaître qu’elle n’est pas fondée uniquement sur le “ travail productif ”, (sur le travail subordonné qui produit du capital), mais aussi sur l’activité quelconque, sur l’action libre ; qu’elle implique non seulement l’activité, mais aussi la capacité de s’y soustraire (le temps vide, l’oisiveté de Paul Lafargue) ; qu’elle présuppose non seulement la subjectivation, mais aussi l’action de désubjectivation, la fuite hors des rôles et des fonctions donnés.
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La réduction de la coopération des subjectivités quelconques aux usagers/clients, concerne aussi toutes les activités des industries culturelles et de la communication (appropriation des formes de communication verbales et non verbales, des formes de vie, des langages, des expériences artistiques, des usages, etc.). De la même manière que le capitalisme industriel s’appropriait les ressources naturelles et la force de travail en l’exploitant pour produire des marchandises, le capitalisme contemporain capture gratuitement les ressources culturelles et artistiques en les asservissant à la logique du profit. L’industrie du tourisme, première industrie mondiale en chiffre d’affaires et en employés, est, avec l’industrie culturelle et l’industrie de la communication, la plus gourmande en ressources culturelles (traditions, formes de vie, religions, rituels, visions du monde, etc.) et artistiques (festivals, concerts, théâtre, oeuvres de tout genre, etc.). Une multiplicité d’activités gratuites est activée et exploitée sans aucune contrepartie financière.
Les biens collectifs et communs - les oeuvres d’art, l’architecture, les paysages naturels, les centres historiques des villes etc. - sont colonisés par l’industrie du tourisme qui se les approprie gratuitement en les faisant changer de statut : elles passent du statut de “ patrimoine de l’humanité ” à celui de patrimoine privé de l’industrie du tourisme. Il suffit de traverser (flâner n’est plus possible !) un centre historique d’une ville européenne pour savoir ce que signifie la transformation de l’expérience du temps et de l’espace urbain en marchandises ; ou de partir en vacances, pour saisir comment s’opère la capture capitaliste de l’expérience du rapport à la nature, à d’autres cultures, à d’autres traditions, à d’autres formes de vie.
Pendant le mouvement des intermittents du spectacle de l’été 2003, il s’est produit un phénomène curieux : les associations des aubergistes, des hôteliers et des cafetiers d’Aix-en-Provence ont porté plante contre X, puisque l’annulation du festival d’art lyrique décrétée par son directeur entraînait une baisse de 30% du chiffre d’affaires de l’industrie locale du tourisme, montrant ainsi comment elle vampirise à son profit l’expérience du rapport à l’art.
Mais c’est dans la création et la circulation des savoirs et des connaissances que l’appropriation, la privatisation et l’exploitation des biens communs est la plus efficace et la plus rentable. Reprenons l’exemple du logiciel libre.
Si l’on n’intègre pas les deux significations du mot “ free ” (libre et gratuit), on risque d’assister, impuissants, à l’appropriation des biens communs selon la logique de distribution asymétrique du pouvoir qui régit l’économie capitaliste.
Plus fiables, plus performants et plus adaptables que les logiciels propriétaires, les logiciels libres entrent “ gratuitement ” dans les dispositifs informatiques des entreprises et dans ceux, de plus en plus nombreux, des administrations d’Etat (je pense ici à l’alliance entre le Japon, la Chine et la Corée pour le développement des logiciels “ libres ” contre la politique de Microsoft, dernière et retentissante initiative de ce genre). Ils contribuent ainsi à augmenter la productivité de ces institutions.
Or, les défenseurs du logiciel libre affirment que c’est le prix à payer pour garantir la libre circulation des savoirs et des connaissances. Mais, dans les conditions de l’économie contemporaine, les individus d’une part et les entreprises et l’Etat, d’autre part, n’ont pas la même capacité d’appropriation. Les entreprises, comme les Etats ont un pouvoir de capture, garanti par leur puissance financière, par les législations nationales et transnationales, qui n’est pas comparable avec les pouvoirs de capture des individus et de leurs réseaux. La libre circulation des savoirs détermine, dans les conditions de l’économie de la rareté, une asymétrie dans la capacité de capture de la richesse produite socialement par la coopération entre cerveaux.
Les luttes sur les biens communs
Se battre contre cette capture asymétrique, ne signifie pas seulement dénoncer la mondialisation et la marchandisation, en demandant que les biens communs ne soient pas pris en compte dans les accords sur le commerce mondial des services (AGCS). Cette politique ne donne pas encore les leviers permettant d’agir. Il ne s’agit pas de sauvegarder les services publics tels qu’ils sont, c’est-à-dire pensés et organisés en fonction du compromis fordiste, mais de les réinventer pour qu’ils deviennent les soubassements de la coopération des cerveaux.
Se battre contre l’appropriation des biens collectifs, c’est faire émerger les conditions singulières et spécifiques de la coopération libre des cerveaux. C’est faire advenir, par de nouveaux droits et par une nouvelle conception de la richesse et de sa distribution, le fait que les modalités, les règles, les subjectivités, les dispositifs technologiques de la création et de la réalisation des biens communs ne sont pas les mêmes que ceux de la “ production ” et de la “ consommation ” de la production industrielle.
Les luttes contemporaines font émerger ce qui existe seulement virtuellement dans la coopération entre cerveaux, à travers des actes de résistance et de création. La lutte est ainsi une singularisation politique de la coopération qui la soustrait à la capture du “ capitalisme cognitif ”.
Ce qui était seulement virtuel dans la coopération, devient, à travers la lutte, possible, mais c’est un possible qu’il faut ensuite effectuer, en ré-agençant ce qui existe selon des modalités et des finalités qui naissent dans et par les pratiques de résistance elles-mêmes. Les sujets, les contenus de l’action, les formes de l’être ensemble et de l’être contre, se constituent à partir de l’événement de la lutte ; ils ne sont pas donnés préalablement. Cette action politique est, à son tour, une nouvelle invention, une nouvelle individuation et non une simple reconnaissance ou un simple dévoilement de la nouvelle nature de la coopération.
La coopération entre cerveaux est un objet qui n’est déjà là que sous les formes de l’exploitation, de la domination et de l’assujettissement, mais qu’il faut construire et exprimer comme enjeu politique, non pas en organisant des débouchés politiques dans l’espace politique constitué, mais en posant de nouvelles questions et en apportant de nouvelles réponses. Quels droits, quelle richesse et quel partage, quelles formes d’expression de l’être ensemble faut-il pour la coopération des cerveaux, des subjectivités quelconques ?
C’est dans le processus de construction et d’expression de la coopération, et non dans la simple dénonciation de la marchandisation, qu’il faut inventer les dispositifs concrets qui permettent de s’opposer à l’appropriation privée de la richesse produite socialement.
Les luttes des professeurs de l’éducation nationale et des intermittents du spectacle du printemps et de l’été 2003, comme les luttes des chercheurs pendant l’hiver 2004, ne sont pas seulement de nouvelles luttes salariales. Elles ne se constituent pas seulement à partir du lien de subordination (salarial et juridique) à un patron privé ou public (suivant l’opposition classique employé/employeur), mais elles interrogent la nature de la création et de la réalisation des biens communs (la culture, l’éducation, la recherche) et la fonction co-productive des publics (élèves, spectateurs, malades, consommateurs etc.) qui y participent. Elles posent ainsi le problème des dispositifs institutionnels et technologiques nécessaires à la création et à la distribution de la richesse (commune), de leur financement et du droit à l’accès de la subjectivité quelconque à cette nouvelle coopération. Et par là, elles questionnent et critiquent aussi les processus de production de la subjectivité que les écoles, et la “ production culturelle ”, médiatique et artistique organisent.
L’obstacle majeur que les luttes contemporaines rencontrent est la volonté de les contenir dans le cadre de la relation capital/travail, la volonté de les enfermer dans des formes d’organisation, de revendication, de mobilisation, de militance déjà codifiés selon les principes de la coopération de l’usine, de son concept de travail, de richesse, de division entre économie et société, entre structure et superstructure etc. Lorsque les luttes sur les biens communs sont réduites à la forme codifiée de la lutte employeur/employé, la possibilité de poser de nouveaux problèmes et d’inventer les réponses disparaît, puisqu’on connaît déjà à l’avance et les uns et les autres. Les syndicats et les organisations qui font référence aux contenus et aux modalités d’action du mouvement ouvrier, en même temps qu’ils dénoncent la marchandisation, contribuent à reproduire, en fait, le pouvoir de l’entreprise sur la coopération entre cerveaux.
Ces luttes sur les biens communs sont un acte politique radical, dès qu’elles échappent à la codification de la relation capital/travail, et qu’elles affirment et déploient les possibilités de la coopération entre cerveaux, qu’elles actualisent et inventent à la fois. La coopération des subjectivités est ainsi la condition pour donner un nouveau sens et de nouveaux objectifs aux luttes, y compris à celles qui ont lieu dans les entreprises et dans les usines, puisqu’elles sont, elles aussi, bloquées par la logique capital/travail.
Les mouvements de l’après 68, ont fait émerger de nouveaux possibles, que chaque nouvelle lutte interroge et enrichit, en multipliant les problèmes et les réponses.
Plutôt que de mots d’ordre, il s’agit de pratiques, de dispositifs, d’apprentissages collectifs, ouverts à l’imprévisible et à l’imprédictible de leur effectuation : il faut inventer de nouvelles modalités de l’activité qui se soustraient au lien de subordination à l’emploi (privé ou public), en leur donnant pour fins la création et la réalisation des biens communs et non la valorisation de l’entreprise ; cela implique de dissocier la rémunération de l’emploi, pour un accès de tous à des temporalités non assujetties, elles aussi créatrices de richesses et de processus de subjectivation ; cela implique encore de détourner les institutions du bio-pouvoir (welfare) et leur puissance de financement qui visent à reproduire le travail subordonné (work-fare), pour permettre de financer les individus (les subjectivités quelconques) et les infrastructures qui servent à créer des biens communs ; cela implique enfin de construire les conditions de la neutralisation de la division entre invention et reproduction, entre créateurs et usagers, entre experts et non experts, imposée par les modes de gestion de la propriété intellectuelle. Il s’agit donc d’intégrer la multiplicité des sujets participant au déploiement de la coopération entre cerveaux dans un nouveau concept de démocratie qui transforment les clients, les usagers, les chômeurs, etc., en acteurs politique d’une nouvelle sphère publique non étatique.
Le capitalisme et les modes de vie ignobles
Tirons quelques conclusions générales. Les différences, que nous avons essayé de mettre en évidence, entre les théories du travail et la néo-monadologie sont très importantes lorsqu’il s’agit de comprendre le capitalisme contemporain.
A ce stade du développement capitaliste ce n’est pas le travail “ productif ” (celui qui produit du Capital, selon la définition marxienne) qui est exploité, mais l’agencement de la différence avec la répétition. C’est la création des possibles et son effectuation (dont l’entreprise, avec ses usines, est une des modalités) qui sont l’objet de l’appropriation capitaliste. Le travail “ productif ”, tel que l’entendent les marxistes ou, plus généralement, les économistes, est intégré dans cet agencement et il n’en constitue qu’une partie. La “ production ” est un agencement hétérogène auquel participe une multiplicité de sujets à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise (travailleurs, consommateurs, formateurs, éducateurs, etc.) qui déploient une multiplicité d’activités. Parmi ces activités il faudrait aussi, comme le voulaient Godard et Guattari considérer celles des téléspectateurs (et des publics en général), ce que les économistes appellent “ capital clientèle ”.
Plus profondément, il faudrait reprendre la catégorie de travail, singulièrement mutilée par les économistes et les socialistes qui le considèrent toujours comme activité subordonnée, mobilisée par l’entrepreneur : il faudrait distinguer au sein du travail, l’activité d’invention de l’activité de reproduction ou, autrement dit, la différence de la répétition. On ne peut y parvenir qu’en partant de “ l’activité libre ”, préalable à sa mobilisation par l’entreprise.
Les puissances créatrices mises en oeuvre dans l’activité libre sont, d’une part, incorporées aux “ monades ” et, d’autre part, dépendent d’une série de relations qui débordent largement l’entreprise et qui ne peuvent être singularisées que par la coopération. La coopération entre cerveaux n’est pas une coordination d’activités spécialisées ; elle ne renvoie pas d’abord au cognitariat ou aux travailleurs immatériels. Elle exprime la puissance d’agir de tout un chacun : la mobilisation de l’intelligence (croyance) et du désir (volonté), par l’attention.
Autrement dit, dans la coopération des “ cerveaux assemblés ”, l’invention n’est pas l’oeuvre des grands hommes et elle n’est pas représentée exclusivement par les grandes idées, mais elle est plutôt le résultat de la collaboration et de la coordination d’une multitude d’agents à la fois sociauxet infinitésimaux et de leurs idées “ rarement glorieuses, en général anonymes ”, “ souvent apparues en de très petits hommes, et même de petites idées, d’infinitésimales innovations apportées par chacun à l’oeuvre commune [28] ”.
La valeur est produite par cette coopération infinie et infinitésimale.
Tarde nous a laissé quelques catégories pour penser l’activité de la subjectivité quelconque qui s’exprime dans la coopération entre cerveaux comme “ activité libre ”, indépendante et préalable à sa mobilisation par l’entreprise. Elle peut être située sur un spectre qui va de l’action de l’automate à celle du génie. On peut passer, par des variations infinies et infinitésimales, de l’une à l’autre. Ce qui est engagé, dans l’une comme dans l’autre, ce sont la mémoire et son conatus : l’attention. Dans l’activité de l’automate, l’attention est complètement absorbée dans la réalisation de l’action finalisée et la mémoire est plutôt une habitude inscrite dans le corps. La subjectivité est alors un automatisme, un centre d’action qui reçoit et transmet des mouvements, puisqu’elle coïncide avec la mémoire sensori-motrice.
Au contraire, dans l’activité du génie l’attention n’est plus captive de l’action finalisée et la mémoire s’intercale entre l’action et la réaction créant un espace d’indétermination et de choix, formant le “ nuage paisible ” des possibles. La subjectivité est toujours un centre d’action, mais elle a maintenant la capacité d’intercaler un retard, une durée entre action et réaction en vue d’élaborer du nouveau. La mémoire ne coïncide plus avec la mémoire sensori-motrice. Elle n’est plus une habitude, un automatisme, mais une mémoire intellectuelle capable d’accueillir l’hétérogénéité et d’inventer. Selon Tarde,il faut donc d’abord “ séparer avec toute la netteté possible le travail et l’invention [29] ”.
Le travail, tel que les économistes et les marxistes l’appréhendent est la capture de cette action “ libre ” et doit, lui même, être compris à l’intérieur de cette nouvelle grille de lecture, de cette nouvelle façon d’évaluer les activités. C’est seulement une fois établie cette distinction que l’on pourra voir, à l’intérieur du travail économique, comme du travail intellectuel et du travail artistique, dans quelles proportions création et imitation sont réaprties.
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Dans la formule marxienne de “ travail vivant ”, il ne faut pas seulement critiquer l’ambiguïté du concept de travail mais aussi la faiblesse de celui de vivant, qui est étranger au concept que nous avons trouvé chez les biologistes : la mémoire qui conserve et qui crée du sensible. Chez Marx, l’idée de “ vivant ” renvoie plutôt aux facultés du sujet définies par la philosophie classique allemande.
À la différence du travail industriel qui agit principalement sur les forces physiques (ou chimiques), l’action de la mémoire agit principalement sur les “ forces psychologiques ” (le sensible) grâce à sa capacité d’imprimer et de recevoir l’empreinte des désirs et des croyances des autres cerveaux.
L’activité de la mémoire se distingue du travail, non seulement parce qu’elle concerne le sensible, mais aussi parce qu’elle agence, de façon inséparable, l’activité différentielle (invention) et l’activité répétitive, reproductive (imitation) en tant que puissances du temps. Elle possède à la fois la faculté de créer quelque chose de nouveau (une image, une sensation, une idée) et la faculté de le reproduire à l’infini (elle est le “ perpétuel tirage des images, des sensations, des idées ”).
La mémoire n’évolue pas et ne se socialise pas selon les modalités de l’objectivation de l’activité subjective, décrites par les différentes théories du travail. La mémoire a la particularité de pouvoir s’extérioriser sans s’aliéner.
L’agencement entre mémoire spirituelle et mémoire corporelle rend toujours possible l’appropriation privée et privative de l’extériorisation, mais rend plus difficile le contrôle de l’activité de création qui ne s’aliène pas. L’entreprise peut seulement s’approprier le produit de cette activité, mais l’activité elle-même et les relations dont elle dépend, restent attachées à la personne et à la coopération qui les singularisent. Une découverte, ou une invention, s’incarne à la fois au-dedans de nous, dans notre mémoire, “ sous la forme d’un cliché mental ou d’une habitude acquise, d’une notion ou d’un talent, - soit au-dehors, dans un livre ou une machine [30]... ”. La mémoire peut opérer une sorte de double incorporation, interne et externe : la possibilité de pouvoir se socialiser sans s’aliéner, est ainsi au fondement de la création des biens communs - inappropriables, inéchangeables, inconsommables - et de leur économie.
Même si, comme le veut Marx, nous partons de l’élément objectif, c’est-à-dire de la marchandise, nous constatons toujours l’épuisement du paradigme du sujet/travail, puisque la marchandise n’est pas une cristallisation du temps de travail de l’ouvrier mais, d’une part, une cristallisation d’événements, d’inventions, de connaissances et, d’autre part, une cristallisation de l’activité d’une multiplicité de subjectivités qui les reproduisent (et qui, elle-même, à des degrés divers, peut être considérée comme une série d’inventions).
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Dans les sociétés de contrôle, les alternatives qui s’ouvrent sont encore plus radicales et dramatiques que celles qui étaient possibles dans les sociétés disciplinaires. D’abord parce que les mondes capitalistes nous ouvrent des possibilités de vie ignobles. Les “ différents ” styles de vie, la prolifération des mondes possibles sont, en réalité, une variation du même ; les modes de vie capitalistes produisent une homogénéisation et non une singularisation des individualités. La création des possibles n’est pas ouverte à l’imprévisibilité de l’événement, mais codifiée selon les lois de la valorisation des capitaux ; les modes de subjectivation ne renvoient pas à l’infini de monstruosités que recèle l’âme humaine, mais à la subjectivation de l’homme blanc des classes moyennes, exprimée de façon caricaturale et criminelle par les néo-conservateurs de l’actuelle administration américaine. Le canevas des modulations et des variation de la société de contrôle est l’homme moyen, la moyenne des désirs et des croyances de la multiplicité, c’est-à-dire un concept “ majoritaire ” de subjectivité.
Par ailleurs, les modes de vie de l’occident (l’American Way of Life) ne peuvent pas être étendus aux populations du monde entier, sous peine de destruction écologique de la planète. Le capitalisme ne peut plus se présenter comme universel, sa puissance expansive trouve des limites qui concernent justement ses modes de vie. Les occidentaux, ne peuvent plus imposer, comme les américains après la Deuxième Guerre mondiale, un plan Marshall au monde entier qui soit une reproduction élargie de leurs styles de vie. Toute généralisation présuppose une mise en discussion radicale de ces modes de vie. Si comme le veut le sanguinaire président des États-Unis, on ne touche pas à l’American Way of Life, il ne reste plus qu’à préparer et pratiquer la guerre infinie. Les comparaisons avec l’impérialisme romain sont souvent trompeuses, car ici on ne prépare pas la guerre pour la paix, mais pour sauvegarder les modes de vie occidentaux au dépend des tous les autres habitants de la planète.
Les fonctions anti-productives du capitalisme contemporain
Le capitalisme comme production de modes de vie, comme capture de la prolifération des mondes possibles, se révèle être une puissance d’anti-production et de destruction de la coopération entre cerveaux et de ses conditions - y compris biologiques -, d’existence.
Il est d’abord destruction de la puissance de création et reproduction des singularités individuelles et collectives, puisqu’il continue à mesurer le processus de constitution de la différence et de la répétition, par le travail. Chômage, précarité, pauvreté ne peuvent pas être qualifiées par le manque de travail (d’emploi). Chômage, précarité et pauvreté sont des procédures de destruction de la coopération des cerveaux assemblés, qui s’attaquent aux conditions subjectives du processus social de la différence et de la répétition. Ce qui est en jeu n’est pas l’emploi, mais la puissance virtuelle de création de tout un chacun, de l’indien des communautés pauvres du Chiapas comme du professeur des communautés de chercheurs des riches sociétés occidentales .
“ Éliminer le génie c’est leur préoccupation manifeste. Nous pourrions nous en désintéresser si seul le génie, en ce grave problème, était en cause ; mais ce n’est pas le génie seulement, c’est notre originalité individuelle, notre génialité individuelle à nous tous, dont l’efficacité, dont l’existence même sont mises en question ; car tous, par quelque côté, les plus obscures et les plus célèbres, nous inventons, nous perfectionnons, nous varions, en même temps que nous imitons, et il n’est pas un de nous qui ne laisse son pli profond ou imperceptible, après avoir vécu, à sa langue, à sa religion, à sa science, à son art [31] ”.
Le paradigme du travail-emploi légitime l’appropriation (en grand partie gratuite) de la multiplicité des relations constitutives des mondes, sans aucune distinction entre travail et non travail, entre travail et vie ; d’autre part, il organise et il légitime une distribution des revenus qui est encore liée à l’exercice d’un emploi, à la subordination de l’activité à un patron public ou privé.
C’est dans ce décalage entre la prédation de la richesse produite par une hétérogénéité de subjectivités et d’agencements, comme nous l’avons vu plus haut, et sa distribution régie par le travail ou l’emploi, qu’il y a production d’un surplus et non plus seulement dans l’exploitation du travail.
Le problème n’est pas d’affirmer la fin du travail ni, à l’inverse, d’annoncer que tout le monde travaille, mais de changer les principes d’évaluation, de changer la manière de concevoir “ la valeur de la valeur ” comme le voulait déjà le Nietzsche de la Généalogie de la morale, il y a plus d’un siècle. Le capitalisme contemporain est également destructeur de la coopération des cerveaux au sens où il transforme les activités de création en pollution des cerveaux (pour reprendre l’expression de Félix Guattari [32]). La manière capitaliste d’actualiser les publics, la perception et l’intelligence collective, a une fonction anti-productive parce que, en subordonnant la constitution des désirs et des croyances aux impératifs de la valorisation du capital et à ses formes de subjectivation, elle produit un appauvrissement, un formatage de la subjectivité qui nous offre un spectre de possibilité qui vont du glamour de la subjectivité de luxe à la misère de la “ subjectivité déchet ”. Ces fonctions d’anti-production manifestent toute leur puissance de pollution des cerveaux puisqu’elles touchent directement au sensible, au sens et au vivant, c’est-à-dire à la mémoire.
La nature de la coopération entre cerveaux
Ni les théories socialistes, ni les théories libérales ne peuvent comprendre et organiser la co-création et la co-réalisation des subjectivités, sans les détruire, sans produire des effets anti-productifs. Ni la praxis et ses touts collectifs (tels la classe, la loi de la valeur, le travail) ni le paradigme libéral (avec son triptyque : liberté individuelle, marché et propriété), ne peuvent appréhender les conditions de constitution de la coopération entre cerveaux.
Quelles sont ces conditions ?
La sympathie
La dynamique de la coopération entre cerveaux est donnée par l’événement. Les valeurs ne renvoient pas à une essence (le travail), mais dépendent, au contraire, de l’événement. Les actions sont donc des nouveaux commencements qui ouvrent à l’imprévisible et à l’imprédictible, aussi bien lorsqu’elles créent quelque chose de nouveau, que lorsqu’elles l’effectuent.
Ces modalités de l’agir sont risquées et ouvrent à l’indétermination du possible et à l’hétérogénéité de sa réalisation ; elles sont donc fragiles et requièrent comme condition préalable de l’action, la “ confiance ”. La co-création et la co-réalisation impliquent la sympathie et la possession réciproque aussi pour une autre raison : les monades sont toutes des “ collaborateurs ”, même si elles expriment des puissances d’agir différentes.
Elles se rapportent les unes aux autres selon deux modalités d’action : “ 1° celle de belligérant à belligérant, ou de rival à rival ; 2° celle d’assisté à assisté, ou de collaborateur à collaborateur [33] ”.
Les rapports de rivalité et de collaboration sont toujours plus ou moins mêlés, mais c’est par la sympathie, c’est-à-dire l’assistance mutuelle et la collaboration, par la confiance, par la philia, que la création a lieu. L’être ensemble de la coopération doit être un sentir ensemble, un “ s’affecter ” ensemble. L’amitié [34], le sentiment de fraternité, de pietàs [35], sont l’expression de la relation sympathique qu’il est nécessaire de présupposer pour expliquer la constitution et la dynamique de la coopération entre cerveaux. Le management des entreprises contemporaines, de la même façon que les stratégies de constitution et de capture des publics, doit tenir compte du fait que l’invention ne se commande pas, et que la confiance, la sympathie, l’amour, sont seules propices à la co-création et à la co-réalisation des monades.
Hybridation, rencontre, interférence
La sympathie, la confiance, la possession réciproque sont des présupposés du processus de constitution du monde et du soi, parce que la différence est le moteur de la coopération. La différence agit autrement que la concurrence des égoïsmes ou la contradiction, qui sont les seuls principes évolutifs pensables pour la pensée de la praxis et pour les théories libérales. La différence déplie sa puissance de création et de constitution par la co-production sympathique, la confiance et l’amitié et non par la coordination ou par la contradiction des égoïsmes.
Deux termes contraires ne peuvent dépasser leur contradiction que par la victoire définitive de l’un ou de l’autre, tandis que deux termes différents peuvent combiner leur hétérogénéité, par hybridation. La fécondité de la logique de la différence résulte de la capacité qu’elle possède de faire rencontrer, de faire co-produire et co-adapter des forces hétérogènes, qui ne s’opposent pas selon la logique des contraires. En établissant un nouveau plan d’immanence les forces coproduisent une nouvelle modulation de leurs relations, découvrant une “ voie non encore frayée (fata viam inveniunt) qui leur permet de s’utiliser réciproquement ”.
La subjectivité de la monade
La subjectivité néo-monadologique qui s’exprime dans la coopération entre cerveaux, se rapporte à l’activité, non selon les catégories de la praxis ou du travail, mais selon la logique de la création des possibles et de leur accomplissement.
Il faut distinguer, au sein de ce que les économistes et les marxistes appellent travail, l’invention de la répétition d’une part et d’autre part la joiede la tristesse, qui s’expriment dans des modalités différentes d’agir. Ces distinctions sont très importantes pour comprendre les comportements subjectifs contemporains.
Dans chaque activité, qu’elle soit matérielle ou immatérielle, la subjectivité monadologique distingue entre la joie qui s’exprime dans l’invention et la coopération et la tristesse qui s’exprime dans le travail de répétition standardisé. La dynamique du phénomène économique ne trouve pas son explication exclusivement dans la soif d’enrichissement, ni dans l’évitement de la douleur et la recherche du plaisir mais, plutôt, dans l’effort continuellement renouvelé d’éviter la tristesse de la reproduction standardisée et d’augmenter la joie de l’invention, de réduire la nécessité du travail et d’augmenter la liberté de la coopération. C’est à cette ontologie de l’invention et de la répétition, de la joie et de la tristesse, que le capitalisme doit se confronter. Le casse-tête du capitalisme contemporain tient dans le fait qu’il est obligé de se plier à ces conditions sans pouvoir les assumer complètement, puisque sa logique n’est pas celle de l’immanence et de la philia que la coopération entre cerveaux implique.
[1] “ On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde ”, Deleuze, “ post-scriptum sur les sociétés de contrôle ”, art. cit.
[2] Suely Rolnik, “ L’effet Lula, politiques de la résistance ”, Chimères, n°49, printemps 2003
[3] Philippe Zarifian, A quoi sert le travail ?, La dispute, 2003 , p. 95
[4] Ibid.
[5] Philippe Zarifian, “ Contrôle des engagements et productivité sociale ”, in Multitudes, n°17, éditions Exils, juin 2004.
[6] Philippe Zarifian, A quoi sert le travail ?, op. cit., p. 47
[7] Ibid., p. 62 sq.
[8] Ibid., p. 64
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 65
[11] Philippe Zarifian, “ Contrôle des engagements et productivité sociale ”, art. cit.
[12] “ Ce que Saint-Beuve dit du génie, que le « génie est un roi qui crée son peuple« , est surtout vrai du grand journaliste. Combien voit-on de publicistes créer leur public ! A la vérité, pour qu’Edouard Drumont suscitât l’antisémitisme, il a fallu que sa tentative d’agitation répondît à un certain état d’esprit disséminé parmi la population ; mais, tant qu’une voix ne s’élevait pas, qui prêtât une expression commune à cet état d’esprit, il restait purement individuel, peu intense, encore moins contagieux, inconscient de lui-même. Celui qui l’a exprimé l’a créé comme force collective, factice, soit, réelle néanmoins ”. Tarde, l’Opinion et la Foule, op. cit., p. 40-41.
[13] Gabriel Tarde, les transformations du pouvoir, op. cit., p.58
[14] Gabriel Tarde, Psychologie Economique, op. cit., tome II, pp. 32-33
[15] Ibid., p. 33.
[16] Ibid., p. 311.
[17] Nick Dyer-Whiteford, “ Sur la contestation du capitalisme cognitif : composition de classe de l’industrie des jeux vidéo et sur ordinateur ”, Multitudesn° 10, éditions Exils, 2002.
[18] Gabriel Tarde, la Logique sociale, op. cit. p. 218
[19] Gabriel Tarde, Les lois sociales, op. cit., p. 127
[20] Le système des importations parallèles repose sur le principe juridique de l’ “ épuisement des droits ”, selon lequel le détenteur X d’un brevet dans un pays ne peut pas s’opposer à ce que ce pays importe le médicament d’un pays tiers où le médicament est moins cher.
[21] Les licences obligatoires : les accords prévoient que les droits d’un détenteur de brevets peuvent être limités, notamment dans des cas d’intérêt général (extrême urgence, santé publique...) ou de pratique anticoncurrentielles. Un Etat peut, dans ces seules conditions, autoriser une entreprise locale à produire un médicament sous brevet sans verser de royalties.
[22] Voire en particulier les travaux de El Mouhoub Mouhoud sur la nouvelle division internationale du travail. Parmi ces travaux, “ Division internationale du travail et économie de la connaissance ” in Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, Sous la direction de C. Vercellone, La Dispute, 2003.
[23] Comme l’explique Emmanuel Arghiri “ Dans le commerce international, selon cette théorie, l’exportation de produits manufacturés et l’exportation de produits primaires ne se font pas à un prix tel que les quantités de travail incorporées dans les biens échangés soient égales. Au contraire, les termes de l’échange sont tels que la quantité de travail que renferment les exportations des pays dominés est inférieure à celle que renferment les exportations des pays capitalistes ”.
[24] Comme le rappelle Zaki Laidï (“ La propriété intellectuelle à l’âge de l’économie du savoir ”, Esprit, novembre 2003, p.128) “ Les Etats-Unis ont reçu 38 milliards de dollars au titre des droits de la propriété intellectuelle. A l’inverse, un pays comme la Corée a dû dépenser 15 milliards de dollars pour acquérir des brevets, ce qui montre à quel point l’accès au savoir devient coûteux pour les pays en développement ”.
[25] Gabriel Tarde, Psychologie Economique, op. cit., p. 88
[26] cf. Yann Moulier Boutang “ Richesse, propriété et revenu dans le capitalisme cognitif ”, 2001 http://www.freescape.eu.org/biblio/...
[27] Michel Vivant, Propriété intellectuelle et nouvelles technologies. A la recherche d’un nouveau paradigme, 2000 : http://www.freescape.eu.org/biblio/...
[28] Gabriel Tarde, Les Lois Sociales, op. cit. p. 148
[29] Gabriel Tarde, Psychologie Economique, op. cit. I, p. 226
[30] Gabriel Tarde, Psychologie Economique, op. cit., I, p. 353. La psychologie soviétique tout en considérant la tradition française (à travers l’oeuvre de Bergson) comme de l’idéalisme ne fera que découvrir par ses propres moyens la double incorporation de la mémoire décrite par Tarde. Pour Vygotsky et Lurja, l’homme se distingue des autres animaux par l’utilisation à lafois des instruments externes« et des « instruments internes« . Les signes, les symboles et le langage sont des « instruments externes« non seulement pour coopérer avec les autres, mais aussi « instruments internes« de planification et d’organisation du comportement. Lev S. Vygotskij, Aleksandr R. Lurija, Strumento e segno nello sviluppo del bambino, Laterza, 1997.
[31] ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ?
[32] cf. Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989.
[33] Gabriel Tarde, “ Darwinisme naturel et darwinisme social ”, Revue philosophique, t. XVII, 1884, p. 612
[34] “ L’amitié, par malheur, et aussi bien la société, est un « cercle qui se déforme en s’étendant trop loin« , et cette objection grave à motivé la résistance des conservateurs de tous les temps aux voeux des classes sujettes aspirantes à l’égalité. Mais il faut que cette objection tombe et que le cercle social se déploie jusqu’aux limites du genre humain ”. Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Les empêcheurs de penser en rond, 2001, p. 378.
[35] Ibid.