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Le - budget participatif - à Porto Alegre
samedi 23 octobre 2004, par
Peu de municipalités offrent ainsi, par exemple, bureau, poste de permanent et moyens, aux associations de femmes, de gays et de lesbiennes et de lutte contre le sida
L’expérience municipale menée depuis 1989 à Porto Alegre a été quelque peu éclipsée par la tenue du Forum social mondial qu’elle a pourtant permis. Rarement a-t-on pu observer une ville aussi bien tenue en mains par un exécutif municipal, sans que les divers mouvements militants soient bridés. Au contraire ils s’épanouissent avec le soutien de la municipalité. Peu de municipalités offrent ainsi, par exemple, bureau, poste de permanent et moyens, aux associations de femmes, de gays et de lesbiennes et de lutte contre le sida. Tous les besoins de la population semblent être accueillis à l’hôtel de ville de Porto Alegre.
Mon attention sur cette histoire a été attirée dès l’année 1997 par deux amis Jean-Blaise Picheral, qui travaillait alors à l’agence d’urbanisme de Dunkerque, et Martine Toulotte, qui travaillait alors à l’agence d’urbanisme de Grenoble. Ils avaient rencontré des animateurs du budget participatif dans le cadre d’un congrès de la LCR. Le Parti des Travailleurs du Brésil est affilié en effet à la Quatrième Internationale. Tous les deux étaient extrêmement soucieux de participation des habitants dans le cadre des projets d’urbanisme, et étaient en train de réaliser une étude, aux conclusions relativement pessimistes, sur l’état de la société française dans ce domaine. Une lueur d’espoir leur semblait venir de Porto Alegre, et ils n’ont eu de cesse de diffuser cette expérience depuis. On leur doit la création du réseau Radicaliser radicalement la démocratie, qui, au fil de ses courriels et de ses assemblées générales entretient la flamme de ce côté-ci de l’Atlantique. Le réseau s’est notamment signalé au moment de la mise en place des conseils de quartiers pour faire en sorte que l’animation n’en soit pas réservée aux seuls élus municipaux, et par des lettres ouvertes aux candidats à la députation pour leur faire promettre qu’ils rendraient compte de leurs mandats et se soucieraient des avis de leurs mandants. Dans quelques communes comme Chatenay-Malabry des membres du réseau ont constitué des listes indépendantes aux dernières élections municipales pour essayer de renouveler la vie démocratique.
J’avais suivi de nombreuses tentatives pour faire participer les habitants à la conception urbaine de leurs quartiers, dont certaines fort intéressantes et productives comme celle de l’Alma Gare à Roubaix, ou celle du Petit Séminaire à Marseille. Mais elles s’étaient toutes déroulées dans une relative indifférence du pouvoir municipal, qui autorisait la prise de pouvoir sur le terrain de professionnels militants, et aboutissait au retour à la normale dès la fin des financements de l’intervention professionnelle. C’est plutôt une micro-expérience de parent d’élève qui m’avait fait entrevoir qu’un pouvoir municipal peut être contraint à satisfaire les besoins des habitants s’il est interpellé par là où il décide, son budget : changer l’image de l’école dans un quartier passe par le changement de ses abords, demander cela depuis la base demande d’intervenir sur le budget municipal.
Cohabitation et double pouvoir
L’expérience de Porto Alegre a pris naissance dans des conditions singulières. Certes le mot d’ordre de « budget participatif « était dans les revendications officielles du Parti des Travailleurs, mais sa mise en oeuvre dans le cas précis allait devenir une véritable machine de guerre contre la droite, qui jouissait encore d’une écrasante majorité au conseil municipal, puisque sur 32 conseillers deux seulement étaient du PT et 28 de droite. Pourtant au même moment, en 1989, le candidat du PT venait d’être élu maire. Ceci vient du fait que le maire est élu au suffrage universel direct par l’ensemble des habitants de la ville, alors que les conseillers sont élus par des circonscriptions dont le découpage favorise énormément les quartiers centraux, et ne donne presque pas de poids à la périphérie récemment peuplée par les pauvres.
La ville de Porto Alegre était alors dans une situation financière catastrophique : lourdement endettée elle ne pouvait rien faire une fois payés les salaires des fonctionnaires et remboursés les intérêts de sa dette. Pire ces derniers risquaient de grignoter les salaires si on laissait les choses continuer. Cela expliquait peut-être pourquoi la droite avait laissé tomber la mairie. Mais il fallait donc la convaincre de voter de nouveaux impôts municipaux, alors, que ceux-ci étant surtout assis sur le foncier, ses électeurs étaient pratiquement seuls à les payer.
Avoir recours au budget participatif devenait alors impératif. Il ne s’agissait plus d’une vague revendication idéologique, mais d’une action concrète pour modifier le rapport des forces politiques dans la ville. Le PT a décidé de constituer auprès du maire, parallèlement au conseil municipal, un Parlement du budget participatif, qui représenterait la population toute entière, élaborerait le budget d’investissement de la commune, et démontrerait au parlement municipal la vérité des besoins à satisfaire la nécessité d’augmenter les impôts et de créer une marge de manoeuvre pour le maire.
L’expérience fut tâtonnante, mais la situation lui rendait obligatoire de réussir, et de tenir compte des réactions des autres institutions qui organisaient la population. Au début par exemple le PT proposa froidement d’élire les représentants au budget participatif en créant seize circonscriptions électorales alternatives, en forme de secteurs comme les parts d’un fromage, allant du centre à la périphérie, et donnant donc à partir du principe un homme/une voix une part prépondérante à la périphérie dans chacun des secteurs. A la grande surprise de la mairie l’Association des comités de quartiers, qui jusque là lui était favorable, commença à faire campagne contre elle. S’aliéner cette puissante association revenait à condamner le projet. L’Association exigea que les seize quartiers choisis pour élire les trente deux délégués au parlement du budget participatif soient des « vrais quartiers « , tels que les parlent les habitants quand ils parlent de leur ville. C’était prendre le risque de quartiers inégaux en population, d’une représentation moindre pour les pauvres de la périphérie que pour les riches du centre.
Le risque fut pris, mais il fut compensé par une manière très habile de faire la synthèse des différents projets proposés par la population, pour arriver à faire sélectionner ceux correspondants aux besoins les plus criants, ceux des quartiers pauvres et non équipés d’égoûts et d’une voirie correcte. Dans une ville marquée par la double empreinte du catholicisme et du syndicalisme qui font de la solidarité un impératif majeur, donner des points supplémentaires aux projets qui desservent les besoins les plus criants, et le plus grand nombre d’habitants, est acceptable, même par de nombreuses personnes qui votent à droite. Le bureau du plan de la municipalité de Porto Alegre établit ainsi pour le parlement du budget participatif un système de notation qui lui a permis de faire passer sa hiérarchisation des projets d’une manière extrêmement pédagogique : un projet est d’autant mieux classé qu’il répond à un besoin plus basique pour un plus grand nombre d’habitants, et qu’il obéit à l’échelle de priorité définie au niveau municipal.
C’est ainsi qu’un délégué d’un arrondissement central plutôt bourgeois et déjà bien équipé nous expliquait que pendant huit ans il avait fallu qu’il explique à son quartier pourquoi les embellissements qu’ils demandaient n’avaient pas été jugés prioritaires ; les discussions au sein du Parlement du budget participatif à propos de la notation des projets lui avaient permis de le faire sans difficulté, de trouver des arguments qui mobilisaient la solidarité de ses mandants avec les autres quartiers. Certains observateurs latino-américains signalent cependant que ce système de notation n’est peut-être pas aussi démocratique, et favorable aux plus pauvres qu’il y paraît. Il permettrait au bureau du plan de la ville d’orienter les investissements publics vers les parties de la ville qu’elle a l’intention de « gentryfier « , où elle souhaite fixer la population et l’intégrer au projet municipal par des aménagements urbains. Mes courtes visites à Porto Alegre ne m’ont pas donné l’occasion de vérifier ou d’infirmer cette hypothèse, mais elle est vraisemblable : le budget participatif a permis de construire un soutien populaire au projet municipal, et de faire partager ce projet municipal, de développement et d’homogénéisation du territoire, à de nombreux représentants de la population (près de 200 000 personnes sur un total de 1 200 000 ont participé de près ou de loin à des réunions liées au budget participatif).
Pendant ces années de mobilisation des habitants et de conquête budgétaire, le Parti des Travailleurs a fortement amélioré ses positions électorales sans pour autant gagner la majorité absolue au parlement municipal. Certes le centre droit s’est laissé plusieurs fois convaincre de voter de légères augmentations d’impôts pour permettre de financer des équipements demandés par le maire appuyé sur le parlement du budget participatif et les manifestations de rue. Mais le centre ville reste encore soucieux de conserver les positions acquises. La Mairie et la salle du Parlement municipal ont quitté le centre historique pour s’installer en toute première couronne ; la modernisation des locaux était sans doute nécessaire mais le déplacement est aussi symbolique. L’institution municipale gouverne maintenant un vaste territoire, dont la partie ancienne doit être soumise à sa volonté de modernisation. Bientôt la zone portuaire sera ouverte à la ville et deviendra un lieu d’investissement immobilier international ; déjà les investisseurs industriels internationaux viennent profiter d’un bassin de main d’oeuvre aussi bien gardé. Parfois la municipalité arrive à leur imposer des mesures sociales correspondant à sa philosophie : crèches et cantines d’entreprise doivent être ouvertes au quartier. Carrefour a su s’adapter mais Ford et Volkswagen ont préféré s’implanter ailleurs.
La municipalité de Porto Alegre semble contrôler son territoire au prix d’une intense activité d’organisation d’évènements successifs dont le Forum social mondial est le plus connu, mais qui se succèdent autant que les différentes spécialités professionnelles, ou de loisirs, ou d’orientations désirantes peuvent tenir de congrès mondiaux, continentaux, régionaux. La municipalité anime son territoire avec l’aide d’un réseau de restaurants, hôtels, heureux de participer à la nouvelle donne économique qui fera peu à peu échapper la ville au déclin qu’ont connu toutes les villes portuaires industrielles. De cette nouvelle vision de la ville, le budget participatif ne semble plus être le principal instrument ; elle se noue à une autre échelle, régionale. Malheureusement le Parti des Travailleurs n’a pas été réélu à la tête de l’Etat du Rio Grande do Sul aux dernières élections. L’expérience d’université populaire régionale, très largement ouverte tant côté étudiants qu’enseignants, va dormir provisoirement. Un deuxième souffle se cherche dans le foisonnement des initiatives, et dans le commerce avec les leaders associatifs, plus que dans la poursuite de l’expérience du budget participatif, devenu répétitif.
Représentation et participation
Une des principales originalités de l’expérience du budget participatif de Porto Alegre est la manière dont elle mêle participation et représentation, par un système de désignation des membres du parlement du budget participatif à double détente.
Dans une première phase, à une date annoncée par voie de presse et par des voitures surmontées de haut-parleurs, les habitants sont invités à se présenter à l’entrée d’un gymnase ou d’une grande salle de leur quartier par groupes de dix amis. Chaque groupe se définira comme dix habitants de la rue un tel, ou dix parents de l’école un tel, ou dix salariés de l’usine un tel, etc.... Chaque groupe de dix se fait enregistrer et délègue un des dix membres du groupe pour le représenter aux débats qui vont avoir lieu dans la salle ou le gymnase ; le délégué du groupe est enregistré comme le délégué de la rue, de l’école, de l’entreprise. Devant la salle pour attirer les gens il y a des beignets et autres friandises donnés par la mairie, et pour les séduire il y a des petites scénettes de théâtre genre théâtre de l’opprimé (un peu pédagogique). Celui qui rentre dans la salle y rentre donc au nom des neuf autres et de lui-même. L’objet de la réunion dans la salle est de choisir parmi les présents les deux délégués du quartier au parlement du budget participatif. La réunion est introduite par la mairie qui explique en quoi consiste le budget d’investissement de la ville, qu’est-ce qui a été fait l’an passé ; le débat porte sur les projets qui pourraient être présentés par ce quartier. Ceux qui veulent être délégués proposent des projets et se font élire par le quartier sur la base des projets qu’ils vont défendre. A la fin du forum le quartier est donc muni de deux délégués et d’une liste de projets. Chaque membre du forum, délégué par le niveau inférieur, lorsqu’il rencontre de nouveau ses amis peut leur expliquer ce qui s’est passé, et au fil des réunions les tenir informés de la démarche du budget participatif.
Une fois tous les quartiers pourvus de délégués le Parlement du budget participatif peut être réuni, et débattre puis décider de la liste finale d’investissements, au nom de laquelle la mairie demandera au Parlement municipal le vote du budget, et peut-être une augmentation d’impôts. Très vite la mairie s’est rendu compte qu’il était impossible de faire arbitrer entre les projets des quartiers l’assemblée des délégués qui avaient été élus pour défendre ces projets. Le système de notation a donc été introduit pour pouvoir classer les projets. Mais les délégués avaient le sentiment que les arbitrages étaient entièrement dictés par les priorités de la mairie et ont commencé à se décourager. D’un autre côté laisser les délégués des quartiers fixer les priorités eux-mêmes dans une ville où les quartiers nantis gardent plus de poids politique que les autres, c’était s’exposer à reconduire la situation antérieure de suréquipement du centre. Alors que faire ?
Le maire et ses collaborateurs les plus proches sont allés en débattre avec un acteur qui était peu présent dans le système, mais qui restait leur base de référence : les syndicats ouvriers, qui sont à l’origine de la création du Parti des Travailleurs brésilien. Pour les syndicats ouvriers le système de représentation mis en place par le budget participatif ne pouvait aboutir qu’à un tel coinçage s’il n’était pas confronté à un débat avec des délégués issus d’un système de participation plus militant : les commissions thématiques. La mairie n’avait qu’à mettre en place des commissions extra-municipales sur les thèmes d’intervention qui lui paraissaient essentiels, et faire intervenir au parlement du budget participatif des délégués de ces commissions qui apporteraient des points de doctrine et de la pédagogie dans le débat, et permettraient de mettre en place un système de notation des projets qui serve effectivement le développement de toute la commune. Ceci fut fait : huit commissions thématiques (voirie, santé, propreté, éducation, culture, transports, ...) commencèrent à rassembler à la fois certains délégués élus au parlement du budget participatif, mais aussi des non élus, et surtout des militants des syndicats et des associations, des volontaires pour traiter de chaque thème ; ces commissions ont chacune deux délégués au parlement du budget participatif, soit une minorité par rapport à ceux de l’ensemble des quartiers au nombre de 32. Ainsi le parlement du budget participatif devient un espace où peuvent se conclure de nouvelles alliances, où le débat porte sur la définition qualitative des politiques municipales et non sur l’arbitrage entre quartiers et groupes sociaux.
Par ailleurs à ce parlement du budget participatif sont également présents le secrétaire du syndicat des fonctionnaires municipaux et le président de l’association des comités de quartiers (organisation antérieure au budget participatif) avec le pouvoir d’évoquer les problèmes que les débats ou les projets leur posent. Ce pouvoir d’évocation est là pour garantir que les innovations apportées ne remettent pas en cause négativement les compromis sociaux déjà acquis ; il donne au système sa dimension « rawlsienne « et le prémunit contre les tendances à la fuite en avant. Le maintien du parlement municipal constitutionnel et la nécessité de devoir faire voter dans les formes le budget, notamment les nouveaux impôts, joue également ce rôle. C’est ainsi que j’ai pu assister à un débat du parlement municipal bloqué au début par le refus de la droite de voter le budget ; puis le centre droite ému par le tableau des équipements qu’on pourrait offrir à la population avec un faible pourcentage d’augmentation des impôts, et peut-être sensible aux calicots des manifestants muets dans les tribunes du public, a fait savoir qu’il voterait le budget avec la gauche. Mais le vote qui eut lieu ce jour là portait seulement sur la remise de la séance à quinzaine, parce qu’on ne peut légalement mettre aux voix deux textes différents à la même séance, et qu’évidemment le centre droit exigeait quelques amendements pour sauver la face. Toute entorse à la réglementation autoriserait une annulation par le contrôle de légalité fédéral et fragiliserait le pouvoir municipal.
Le processus du budget participatif est donc long et complexe et occupe pratiquement toute l’année dans le déroulement de ses différentes phases. La participation est dans ces conditions plus à la portée des militants, que des citoyens ordinaires peu intéressés par les différentes strates de dispositifs institutionnels. Ce qui frappe cependant l’observateur européen c’est l’obligation de compte-rendu qui règne à tous les niveaux du système. C’est ainsi que les délégués au parlement du budget participatif vont être invités par la mairie à venir à ses côtés à un nouveau forum de quartier pour rendre compte des choix effectués pour le budget municipal, et éventuellement des raisons pour lesquelles les choix qu’ils ont proposés n’ont pas été retenus. L’idée de la mairie est que par ce débat les délégués des habitants, et les habitants qui les ont délégués, vont commencer à comprendre les enjeux d’égalité, de mobilité, d’homogénéité, de modernisation de leur ville, au lieu de ne saisir leur condition qu’en termes de survie individuelle et familiale. Le budget participatif joue surtout un rôle pédagogique au sein même des militants et sympathisants du Parti des Travailleurs en leur apprenant une pratique de production du consensus à la fois orientée et douce, attentive à faire participer l’ensemble des présents. La capacité de ces militants à devenir les maîtres de cérémonie de divers réunions et congrès de toutes dimensions en découle.
La transférabilité du budget participatif
Le travail de diffusion de l’expérience du budget participatif par le réseau Radicaliser radicalement la démocratie s’est attaché davantage au côté « poil à gratter « que peut prendre un tel exemple pour les élus de gauche qu’à ce qui me semble son trait majeur. Convoquer la population à élire des représentants pour définir le budget d’investissement de la ville ressemble à la démarche entreprise en 1789 avec la rédaction des cahiers de doléances pour accompagner la désignation de délégués aux états généraux ; la démarche ne remet pas en cause les élus existants, et s’inscrit en supplément des démarches électives normales. Elle s’apparenterait donc à ce qu’on connaît depuis un an, voire plus dans certaines villes, avec la mise en place de conseils de quartiers.
L’histoire du budget participatif à Porto Alegre souligne un dilemme bien connu des militants qui cherchent à participer aux affaires municipales de l’extérieur des partis au pouvoir. Faut-il faire valoir son expertise dans des commissions thématiques et ne contribuer à la formation de nouvelles valeurs politiques que sous couvert de savoir technique, avec tous les risques de récupération qui s’ensuivent, ou faut-il se hisser longuement et péniblement vers le niveau municipal à partir d’un enracinement local et d’une représentation certes généraliste, mais marquée socialement par le lieu où elle prend naissance ? Comment se poser en médiateur entre le local et le central, entre le sectoriel et le général, si ce n’est par le biais d’un parti précisément fait pour définir une figure de cette médiation ? Mais qui dit parti dit partiel, ce qu’admet difficilement le leader qu’il soit local ou professionnel. Et c’est ainsi que la politique devient l’affaire de professionnels.
A Porto Alegre, comme dans les conseils de quartiers, la ligne de désir consiste à créer une transversalité entre l’horizon segmenté des représentations territoriales de quartiers et l’affirmation sectorielle des technicités innovantes. Il s’agit de proposer aux participants de construire un point de vue municipal qui fasse la synthèse non pas avant les débats, mais à leur conclusion, au bout d’un processus de plusieurs mois, en prélevant chez chacun ce que les autres peuvent accepter. La mairie de Porto Alegre, comme une mairie de grande ville qui prendrait la participation au sérieux, apparaît alors en position de force, puisqu’en position légitime pour faire une telle synthèse, en devoir de la faire, et de la soumettre à la représentation élue traditionnelle. Cette position de force est aussi une position de faiblesse en ce que la synthèse ne peut être donnée a priori, dépend complètement des débats qui vont régler le niveau auquel elle va s’établir. C’est cette incertitude que redoute le plus souvent les élus français, et son accueil délibéré qui fait la grandeur de la municipalité de Porto Alegre.
L’expérience du budget participatif est un bon exemple de la dialectique entre quantitatif et qualitatif. L’affaire se juge, vue de loin, en nombre d’habitants qui participent (environ 200 000 sur 1 200 000 aux forums de quartiers), en notes obtenues par les projets, en nombres de voix et de sièges gagnés au parlement municipal (le PT est passé de 2 à 14 conseillers municipaux). Mais ce sont les débats qualitatifs au sein des commissions thématiques qui donnent les arguments qui vont faire la différence entre les projets. La ville de Porto Alegre a été invitée par ce processus à travailler sur elle-même à l’échelle de l’agglomération toute entière ; le PT a fait confiance au pouvoir de l’organisation collective, au pouvoir symbolique de la modification à la marge. Comme toutes les villes en mouvement Porto Alegre propose de composer dimension de projet et respect du patrimoine. Mais à Porto Alegre le patrimoine est très réduit aux yeux des experts en beaux-arts ; ce qui fait patrimoine c’est l’histoire des quartiers, leur enracinement plus ou moins long dans l’histoire urbaine, la lente sédimentation de milieux locaux avec leurs leaders et leurs problèmes. A Porto Alegre le patrimoine n’est pas fait de vieilles pierres d’intérêt mondial, mais de relations sociales présentes. En donnant de ces relations une représentation la plus directe possible par cette forme originale de participation - un délégué pour dix copains, 32 délégués pour 16 quartiers, un parlement du budget participatif de 42 membres - le projet municipal se leste et se légitime tout à la fois. Par contre c’est sur les versants de l’expertise thématique qu’on trouve les références internationales et techniques qui dessinent des contenus possibles aux projets. C’est dans les commissions thématiques que s’élaborent les idées qui conduiront plus loin qu’à la reproduction des territoires en l’état. Dans les commissions la représentation, d’idées et non de territoires, se veut intervention et non reconduction. La défense de la place d’un territoire dans la hiérarchie municipale est remplacée par la définition de valeurs pour la ville tout entière, communes à tous les territoires. C’est dans les commissions thématiques, où la présence militante est plus affirmée, que se fait la définition du commun qui va être proposée en débat au parlement du budget participatif, et transformée par la notation des projets des quartiers, en programme d’investissement, en réalisations visibles.
On peut craindre que le grignotage par le PT des sièges du département municipal soit le signe d’une homogénéisation sociale et idéologique de la ville qui ferait perdre de sa nécessité à la démarche, et affaiblirait la référence aux quartiers. Un problème que la politique de la ville en France, en ne s’adressant qu’aux quartiers défavorisés, hors normes, a bien fait ressentir. La composition des intérêts de quartier en un intérêt de ville, ou d’agglomération, par la médiation de connaissances techniques et innovantes, peut-elle produire un intérêt général ? Le pari du Parti des Travailleurs à Porto Alegre est de croire que oui, d’organiser un processus à la fois territorial et sectoriel convergent, asseyant le pouvoir du maire, informant ses décisions. Mais le PT a une autre conception du savoir que celle qui se développe de part et d’autre de la barrière entre pratique opérationnelle et connaissance scientifique. Comme il l’a montré dans l’expérience universitaire développée à l’échelle régionale, il en appelle à une recherche-action, une connaissance formatée par l’hypothèse militante. C’est ce qui fonde son espoir dans le travail thématique.
En France les conseils de quartiers se présentent plutôt comme un démembrement du pouvoir municipal, à compétence limitée, qui n’a de pouvoir financier, y compris en termes de débat, que sur le budget qui lui est dévolu, quand il en a un. Certains maires ont pris le risque de rendre les étrangers éligibles dans ces conseils pour témoigner de leur conception de la démocratie locale. Mais le conseil de quartier se présente surtout comme un vivier où découvrir de nouvelles bonnes volontés pour prendre des responsabilités, et comme un lieu de définition de mesures très localisées. La représentation des intérêts de quartier est dépolitisée par l’étroitesse et le réalisme des problèmes soumis au conseil. La réduction de la démocratie locale à l’organisation d’un vivre ensemble, déjà acquis, prive de la nécessité d’une vision, réservée aux projets urbains ou nationaux qui font l’objet d’autres modalités de participation. L’organisation descendante de la démocratie s’avère condescendante. L’exigence d’un faible rôle des élus municipaux dans les conseils de quartier témoigne au moins autant d’un désir d’apolitisme que d’une conception exigeante de la démocratie.
Le budget participatif de Porto Alegre se propose au contraire de composer la volonté générale municipale à partir du rassemblement des intérêts locaux, qualifiés par des expressions sectorielles de cette volonté générale. Le mouvement est à la fois ascendant et circulaire, grâce à l’organisation des compte-rendu à tous les niveaux. Du coup le budget participatif emporte la ville dans une construction progressive d’elle-même qui déplace peu à peu l’axe de la représentation politique.
Où va-t-on ?
A Porto Alegre comme partout la croissance en spirale de la démocratie provoque un sentiment d’effroi, chez ceux-là même qui l’ont organisée et qui gardent le besoin de se sentir deux pas en avant des phénomènes qui les portent. Cette nécessité anxieuse de la fuite en avant est toujours parlée comme hostilité d’autres pouvoirs nécessairement supérieurs. Le Parti des Travailleurs s’est donc mis à tenter d’accaparer la représentation politique à tous les niveaux électifs existant, délaissant le suivi attentif du processus du budget participatif qui avait caractérisé les premières années. C’est ainsi que le pouvoir a été pris au niveau de l’état du Rio Grande do Sul en 1998, et une expérience de budget participatif tentée à cette échelle, aussi idéologique que celles qui avaient été menées en vain par le PT dans d’autres municipalités. La direction de la région s’est traduite par la mise en place d’une université régionale, et par la critique véhémente de l’université existante, sans doute traditionnelle, mais où s’étaient formés de nombreux cadres de l’entreprise politique pétiste. L’entreprise politique régionale n’a pas fait preuve des mêmes capacités d’imagination et de respect que l’entreprise municipale, peut-être parce qu’elle n’avait pas à composer directement avec l’opposition comme dans le parlement municipal. En tout cas elle s’est fait balayer aux élections de 2002, au moment même où Luis Ignacio da Silva, dit Lula, co-fondateur du PT, accédait à la présidence de la République.
Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage... ; c’est de manière assez désabusée qu’Ubiratan de Souza, l’un de ceux qui ont conçu le budget participatif, me parlait cet été de sa candidature, pour le mois d’octobre suivant, à un poste de député au parlement de l’état, comme si en bon militant discipliné il fallait en passer par là et occuper le terrain. La relève militante que j’ai rencontrée au cours du même voyage, portée par les femmes et les militants de la lutte contre le sida, dans un congrès de sociologues et de juristes où nous étions censés parler de développement durable, m’a semblé guidée par une autre vision de la composition du singulier et de l’universel. Des intérêts vitaux articulent les intérêts de classe ; le local n’est plus de l’ordre de la représentation mais de l’intervention ponctuelle aux considérants universels cependant. De nouvelles figures politiques, humanitaires, se mettent en place, joyeuses mais aux contours indiscernables. Le budget participatif est maintenant un acquis. La frontière de l’enthousiasme s’est déplacée.
Références :
Gret M., Sintomer Y., (2002) : Porto Alegre, l’espoir d’une autre démocratie, Paris, La découverte.
Bacqué M.H., Sintomer Y., (2001) : “Gestion de proximité et démocratie participative”,Les Annales de la Recherche Urbaine, n°90 « Les seuils du proche « , Plan urbanisme construction architecture.
Tarso Genro, Ubiratan de Souza, (1997), Quand les habitants gèrent vraiment leur ville, Paris, Fondation Charles Leopold Mayer pour le progrès de l’homme.
Maigret E., Querrien A., (2000), « Le budget participatif est-il une bonne idée ? « , Hermès, n°26-27, CNRS Editions.{}
Abers R., (1998), « La participation populaire à Porto Alegre au Brésil « , Les Annales de la Recherche Urbaine, n°80-81, « Gouvernances « , Plan urbanisme construction architecture.