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Du public au commun
Le commun entendu comme ressource
Séminaire Du public au commun
mercredi 3 janvier 2024, par
Contribution à la séance du séminaire : Du public au commun, du 3 novembre 2010
Le commun semble être en Occident le lieu du non-droit. Non seulement il n’existe pas comme concept, mais il n’a pas de statut comme res. Nous reprenons au biologiste Garret Harding (« The Tragedy of Commons », in Science, 1968) une parabole qui illustre ce genre de lecture, et que cite à son tour le juriste italien Ugo Mattei :
Le commun entendu comme ressource librement appropriable, c’est-à-dire comme ressource commune, est une idée considérée comme inimaginable et néfaste parce qu’elle stimulerait les comportements opportunistes d’accumulation qui auraient tôt fait d’en déterminer la consomption définitive. Quand on raisonne de cette sorte, on considère comme réaliste l’image d’une personne qui, invitée à un buffet où une grande quantité d’aliments serait librement accessible, se jetterait sur celui-ci en cherchant à ingurgiter la plus grande quantité possible de calories au dépens de tous les autres, c’est-à-dire à consommer le maximum de nourriture en un minimum de temps, selon un simple critère d’efficacité. Dans un tel modèle anthropologique, le sens de la limite, créé par le respect éprouvé à la fois à l’égard de l’autre et à l’égard de la nature, est ainsi exclu a priori : il est irréaliste dans la mesure où il est fondé sur une vision scientifique purement quantitative.
J’aimerais à proposer un certain nombre de courtes indications pour expliquer ce type de modèle et m’y opposer à mon tour.
1) Quand on affronte le thème du point de vue académique, le commun est défini comme res nullius – littéralement comme chose de personne. Pour comprendre ce que cela signifie, il faut revenir un instant au passé, et souligner un premier point :[ voir les travaux de UgoMattei ]
En Occident, depuis les origines, la dimension juridique est devenue fondamentale à partir du moment où elle s’est articulée autour de la figure de l’individu-propriétaire, dominus d’un territoire donné. On trouve en effet, à la racine du droit romain, les exigences contingentes d’une société clanique patriarcale dans laquelle les pater familias, chacun avec son groupe, contrôlent des espaces territoriaux définis sur lesquels exercer leur souveraineté. Les clans (gentes) sont formellement égaux entre eux, comme s’il s’agissait de micro-États dans un ordre international d’États souverains. Le droit et les institutions romaines naissent donc autour de 500 av. JC, à partir des cessions progressives de souveraineté accordés par des clans égaux les uns aux autres, établis sur des territoires limitrophes, et représentés par des pater familias, des propriétaires fonciers qui, avec le temps, vont finir par se réunir politiquement au sein di Sénat.
Les conflits privés entre pater familias à propos du dominium (c’est-à-dire la propriété privée) et de ses limites rendent nécessaires des institutions susceptibles de les résoudre. Ce sont de telles institutions juridiques qui se sont donc développées, et qui sont progressivement devenues autonomes par rapport aux institutions politiques, en particulier pendant ce que l’on appelle l’époque classique, entre le premier siècle avant J.-C. et le premier siècle après J.-C. Elles ont essentiellement consisté à mettre en place des mécanismes de nomination, pour qu’un praetor, un préteur, puisse nommer un patricien (un pair parmi les patres, les pères impliqués dans le conflit) comme iudex afin de lui confier la solution de la controverse. Le iudex était choisi parmi les semblables des querelleurs, et il n’était par conséquent doté de rien qui puisse de près ou de loin ressembler à une « culture juridique ». Aujourd’hui, on dirait qu’il s’agissait d’un laïc.